Le visiteur-photographe : quand le smartphone s’immisce entre le visiteur et le musée

Faites-vous partie des personnes qui prennent en photo les œuvres dans les musées ? Si tel n’est pas le cas, vous êtes forcément confrontés aux autres visiteurs qui le font, étant donné la popularité croissante de cette pratique, depuis plusieurs années déjà.

Cet article s’appuie sur l’ouvrage suivant : CHAUMIER Serge et al. (dir.), Visiteurs photographes au musée, Paris : La documentation française, 2013. Si le sujet vous intéresse, c’est un livre que je vous recommande.

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La photographie est omniprésente dans nos vies. Ses différentes fonctions ont évolué au fil du temps, passant de l’échange privé au partage public. Cette pratique s’est répandue grâce à sa facilité d’accès, sa quasi gratuité et sa potentialité. D’après Debray, « si l’imprimerie, puis l’essor de la presse ont trouvé leur acmé au XIXème, le XXIème paraît bien consacrer la prééminence de l’image »[1]. « Profusion d’image donc, produites par tous, en tous lieux et à tout moment »[2].

Depuis plusieurs années, de plus en plus de visiteurs se sont mis à photographier les œuvres d’art lors de leurs visites devenant ainsi une pratique muséale. Ce phénomène évoluant de manière exponentielle amena certaines grandes institutions à l’interdiction totale ou partielle de photographier et suscita des polémiques. Aujourd’hui, non seulement les interdictions sont levées mais les institutions encouragent les visiteurs à la participation en prenant des photographies. De ce constat, des questions se posent : pourquoi le visiteur prend-t-il les œuvres en photo ? Quelles sont les arguments qui sous-tendent l’interdiction de photographier ? Quels sont les effets d’une telle interdiction sur les visiteurs ? Comment et pourquoi sommes nous passé d’une interdiction à une autorisation puis à une participation ?

Moi-même en train de photographier un tableau au MCBA

L’interdiction de photographier et sa légitimité

Les justifications avancées sur l’interdiction de photographier diffèrent d’une institution à une autre selon les pays. Bien souvent, les interdictions sont plus fréquentes pour les expositions temporaires que les permanentes dont l’explication est d’ordre juridique. Si les prêteurs des oeuvres pour une exposition temporaire n’ont pas donné leur accord de photographier ou si la question ne leur a pas été posé, par prudence les institutions interdisent la photographie. Le présence d’oeuvres contemporaines mène souvent à l’interdiction à cause des questions de droit d’auteur, de reproduction et de domaine public.

Les arguments avancés par les institutions muséales sont donc d’abord d’ordre juridique.

Ensuite, sont données des raisons techniques et sécuritaires :

  • La sécurité des œuvres : l’argument de la conservation préventive est le plus utilisé. L’usage du flash détériorait les oeuvres cependant, cet argument est discutable. Selon Chaumier, « Seules certaines œuvres sont sensibles à la lumière ; la nocivité du flash des équipement non professionnels n’a pas été démontrée ; et la haute sensibilité des appareils numériques autorise aujourd’hui à s’en passer »[1].
    Un autre argument en lien avec la conservation préventive est de l’ordre de la gestuelle. Dans un milieu sensible, la crainte qu’un accident arrive à cause des gestes du visiteur qui photographie est exprimée.
  • La sécurité des visiteurs : les personnes photographiant les œuvres créerait des bouchons et empêcherait ainsi le flux des visiteurs. Le photographe ralentirait le mouvement général. Cet argument est tout à fait discutable dans la mesure où des visiteurs qui ne photographie pas peuvent également rester longtemps à regarder une œuvre. De plus, photographier ne prend que quelques secondes, souvent les personnes prennent leur photo mais ne s’éternisent pas pour autant devant l’œuvre. Cet argument est également paradoxal venant de lieux qui prônent justement la contemplation et donc de prendre son temps, de ne pas se précipiter.
  • Le confort de visite : les visiteurs photographes gêneraient les autres visiteurs qui regardent seulement les œuvre sans les photographier. En restant d’une part, trop longtemps devant l’œuvre et d’autre part, en gênant avec les bras tendus. Là, encore une fois, c’est tout à fait discutable car les audioguides fournis par le musée ont tendance à être beaucoup plus gênant, l’usager devant rester vraiment longtemps devant une œuvre afin d’écouter les explications. Malgré l’inconfort que peuvent procurer les audioguides pour les autres visiteurs, seuls les visiteurs-photographes dérangeraient. « Les dispositifs mis en place par l’institution sont épargnés de critiques, de même que les éventuelles nuisances provoquées par les visites de groupes »[2].
  • L’aspect économique : autoriser la photographie viendrait nuire à la vente des cartes postales des œuvres achetées comme souvenir. Cependant, cet argument vient ignorer le choix assez limité des reproductions d’œuvres.

La question de la photographie touche ainsi deux aspects : la prise de vue in situ et l’utilisation ultérieure des clichés. « Deus pratiques distinctes, qui mobilisent des notions variées : conservation des œuvres, sûreté et confort des visiteurs d’un côté, propriété intellectuelle et protection de l’image des biens, de l’autre »[3].

Le droit des visiteurs et les avantages de photographier

Pourtant, la possibilité de prendre les œuvres en photo permet une démocratisation culturelle et de rendre accessible l’art au plus grand nombre grâce à la diffusion de celle-ci par le biais des photographies. Photographier contribue également à la préservation du patrimoine.  

De manière individuelle, pourquoi voulons-nous prendre en photo les œuvres lors de nos visites muséales ? Quels sont les rôles de la photographie dans l’expérience de visite ? Les démarches photographiques, artistiques ou non, sont multiples :

  • Un étudiant en art veut conserver une trace de ses découvertes lors de sa visite.
  • Un passionné de photographie utilise le musée comme terrain d’exercice.
  • Une personne veut immortaliser un moment partagé avec sa famille ou ses amis.
  • Le simple plaisir de photographier.
  • S’approprier l’œuvre et s’approprier sa visite culturelle : cela signifie de les intégrer à son vécu, à son expérience et à son corpus de connaissance.
  • Garder un souvenir de sa visite et de ce qu’on a vue, la photographie comme témoin du vécu. Elle permet ainsi de se remémorer ultérieurement l’expérience de visite.
  • Partager avec ses proches ou avec un public plus large : dans la plupart des cas, « les photographies prises par les visiteurs n’ont pas de vocation artistique à visée professionnelle. Leurs usages se déploient de plus en plus fréquemment sur Internet, sous des formes à mi-chemin entre l’appropriation et la restitution, l’expression personnelle et le prise de parole publique »[4].
  • Une forme d’engagement en tant que visiteur.
  • Une façon de personnaliser sa visite.
  • La photogénie (ou photographiabilité) des objets exposés : « la muséalité, par laquelle un objet est rendu photographiquement désirable par l’action-même de sa mise en musée »[5]. En effet, les objets sont présentés dans les musées comme ayant de la valeur, une certaine beauté esthétique qu’il faut contempler voire admirer et qui par conséquent, donnent envie de photographier.
  • Se mettre en scène : témoigner de sa présence sur les lieux.

Les visiteurs éprouvent du contentement à sélectionner et à cadrer les objets qui les attirent si bien que, selon Chaumier, « Retirer ce plaisir aux visiteurs, c’est leur enlever bien souvent une grande partie du plaisir qu’ils ont à visiter et fréquenter le lieu »[6].

L’exposition comme sujet de la photographie

Il n’est pas rare de voir des photographies présentant, en plan large, l’espace d’exposition. Ainsi, c’est l’exposition elle-même qui devient le sujet de la photographie et plus seulement l’œuvre. Un espace d’exposition photographié sans visiteur peut également constituer une documentation du dispositif muséographique.

Le mécontentement des visiteurs face à l’interdiction de photographier

Sur le livre d’or virtuel du musée d’Orsay, une des institutions qui avait interdit la prise de photos dans les années 2010, des personnes laissaient des messages de protestations. Ainsi on pouvait lire :

« Après la photo, il ne vous reste plus qu’à interdire de prendre des notes, de faire des croquis devant les œuvres, ainsi vous fluidifierez encore mieux les visites. Ne cherchez-vous que des consommateurs culturels ? Il me semble que vous oubliez le véritable rôle d’un musée. De quel droit ? Vous n’êtes pas propriétaire des œuvres exposées qui appartiennent à tous »[7].

Au vu de l’appartenance au domaine public de la plupart des œuvres, les collections permanentes sont perçues comme une propriété collective. Par conséquent, cette interdiction est vue comme une confiscation et une anti-démocratisation culturelle.

Bien que les commentaires étaient majoritairement protestataires, une minorité de commentaires favorables à l’interdiction de photographier était également présente avec des remarques parfois méprisantes et caricaturales :

« Les gens qui prennent des photos partout me rappelle les chiens qui pissent partout en voulant s’approprier un nouveau coin »[8].

« Vous avez raison d’interdire les photos, c’est le cirque, les gens ne regardent plus les œuvres, ils se photographient eux-mêmes, accumulent des clichés ridicules au lieu de profiter du face à face avec l’original »[9].

Il est également intéressant de constater que si des personnes sont défavorables envers la pratique photographique au sein des musées, les visiteurs-photographes arrivent parfois à s’agacer entre eux car « celui-ci s’est mis devant alors que je voulais faire ma photo », « celle-là prend des plombes à faire sa photo alors que j’aimerais aussi faire la mienne ! », etc.

Le comportement des visiteurs

Pierre Lannoy et Valentina Marziali ont observé le comportement photographique des visiteurs dans un musée (Autoworld à Bruxelles) et proposent une typologie avec différentes nominations :

L’improvisateur : celui ou celle qui photographie de manière ponctuelle lorsqu’un objet suscite de l’intérêt ou de l’admiration. Avec un smartphone, petit et pratique, la personne photographie pour aussitôt ranger le téléphone dans la poche.

Le touriste : « la photographie sert à fixer des moments du voyage comme activité partagée (et à partager), dont la visite au musée est un passage qui mérite témoignage »[10].

Photographie de mode : des visiteurs pour lesquels le musée constitue qu’un simple décor dans lequel photographier certaines personnes, souvent des intimes. Les œuvres deviennent alors l’arrière-plan de leur visite. Un cas exemplaire est celui des nymphéas de Claude Monet au musée de l’Orangerie où, ayant été une témoin directe, la plupart des visiteurs endossent le rôle de « mannequin » et se font photographier devant ces tableaux en guise de décor.

Le boulimique : le visiteur qui photographie la majorité des objets exposés comme pour ne pas en perdre une miette. Il passe ainsi tout son temps à regarder le musée à travers l’écran de son appareil.

L’amateur expert : le « visiteur qui adopte des attitudes corporelles similaires à celles d’un professionnel de la photographie lorsque, ponctuellement au cours de sa visite, il réalise ses photographies ». Il utilise également un matériel de type professionnel.

Photographier dans les musées en 2024

Tandis que dans les années 2010, la majorité des visiteurs-photographes gardaient leurs clichés pour eux-mêmes ou les partageaient sur Facebook avec leurs proches, en 2024, davantage de personnes partagent leurs photos sur les réseaux sociaux (notamment Instagram), au-delà de la sphère privée. Une multiplication croissante de comptes exclusivement dédiés aux photos d’expositions, de musées et d’œuvres d’art se créent sur la toile depuis plusieurs années.

Si photographier était interdit durant les années 2010 dans certaines grandes institutions muséales, désormais il n’est plus seulement question d’autoriser cette pratique mais également d’inviter les visiteurs à prendre des photos et à les partager sur les réseaux sociaux. Il est intéressant de constater qu’en quelques années, nous sommes passés d’un extrême à un autre, de l’interdiction à l’incitation. Avec le pouvoir et l’influence des réseaux sociaux, le partage des photographies est, en terme de communication, un bon moyen de promouvoir gratuitement le musée. Ainsi, il est bénéfique pour les institutions que les visiteurs puissent diffuser à leur propre communauté, des photographies permettant d’attirer de nouveaux visiteurs potentiels. De plus en plus d’institutions, dans divers pays, se prennent alors au jeu et invitent le public à partager ses photos en utilisant le hashtag du nom de l’institution afin que cette dernière puisse les repartager sur son propre compte. Le musée utilise éventuellement un nouvel hashtag créé. Ainsi, nous pouvons lister les institutions qui encouragent cette pratique (pour n’en citer que quelques-unes) :

Bourse de Commerce – Pinault Collection avec le hashtag #boursedecommerce puis le repartage sur le compte de l’institution avec #VousNousAvezAlOeil 

Centre Pompidou avec le hashtag #CentrePompidou

Musée d’art et d’histoire de Genève avec le hashtag #MAHgeneve (repartage en Story Instagram)

Louvre avec les hashtags #LouvreAtFirstSight et #MuséeDuLouvre

Rijksmuseum avec le hashtag #Rijksviews

L’impact de cette pratique sur l’expérience de visite

Toutefois, cette pratique peut générer une certaine pression sur d’autres visiteurs et les précipiter dans leur contemplation. Pour ma part, il m’arrive parfois de me « presser » de regarder une œuvre car je sais que derrière moi, une personne attend pour prendre sa photo et je ressens comme une pression alors je finis par me décaler ou partir. Evidemment, cela ne m’arrive pas tout le temps et d’autres personnes n’en auront absolument rien à faire mais comme je suis également ce genre de personne qui prend des photos et qui n’aime pas non plus quand les gens restent trop longtemps devant, par sympathie (ou par peur de déranger?) j’adapte mon comportement.

Pour conclure, il est intéressant de souligner que cette pratique ne concerne pas majoritairement les jeunes générations comme on pourrait le penser mais que les personnes âgées prennent tout autant de clichés et sont également agacées lorsque, par malheur, on viendrait se mettre juste devant leur photo. Cela concerne vraiment tout le monde et va aller en s’accroissant, où il sera peut-être inconcevable dans le futur, de visiter un musée sans prendre une seule photo!

Et vous, quel genre de visiteur-photographe êtes-vous et pourquoi prenez-vous des photos au musée ? Dites-le moi en commentaire !


[1] CHAUMIER 2013, p.12.

[2] CHAUMIER 2013, p.12.

[3] CHAUMIER 2013, p.15.

[4] CHAUMIER 2013, p.20.

[5] CHAUMIER 2013, p.116.

[6] CHAUMIER 2013, p.18.

[7] CHAUMIER 2013, p.95.

[8] CHAUMIER 2013, p.97.

[9] CHAUMIER 2013, p.98.

[10] CHAUMIER 2013, p.123.

[1] CHAUMIER 2013, p.12.


[1] R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris : Gallimard, 1992.

[2] Serge Chaumier et al., « Introduction. Photographier au musée : de l’interdiction à la participation », in : CHAUMIER Serge et al. (dir.), Visiteurs photographes au musée, Paris : La documentation française, 2013, p.9.


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