Columbus (2017) — l’architecture entre silence et émotion

Columbus (Kogonada, États-Unis, 2017)

Columbus (2017) est un film indépendant américain réalisé par Kogonada. L’histoire se déroule à Columbus, une petite ville de l’Indiana connue pour son architecture moderniste exceptionnelle.
Jin (interprété par John Cho), un homme d’origine coréenne vivant à Séoul, se rend à Columbus après que son père — un célèbre architecte — soit tombé dans le coma. Il y rencontre Casey (interprétée par Haley Lu Richardson), une jeune femme passionnée d’architecture, mais coincée dans sa ville natale pour s’occuper de sa mère en convalescence. Entre ces deux êtres que tout oppose (âge, culture, situation de vie), naît une relation pudique, faite de conversations, de silences et de promenades dans les lieux emblématiques de la ville.

Une scène du film m’a particulièrement marquée, fait réfléchir et mérite qu’on s’y attarde un moment. Dans un contexte où le cinéma est principalement basé sur le dialogue, il peut être déconcertant lorsque, de manière délibérée, le son est coupé dans un film, privant ainsi le spectateur de la voix des personnages.

Dans Columbus, nous avons un bel exemple d’un moment important où Jin demande à Casey pourquoi certains bâtiments lui plaisent autant ? Au début, Casey commencer à réciter, tel un texte appris par cœur, l’histoire du bâtiment, à la manière d’une guide touristique. Jin l’interrompt, il veut autre chose : pas des faits, mais sa voix intérieure. Il pousse Casey à dire pourquoi certains bâtiments la touchent réellement.

Jusque-là, nous somme dehors, dans le même espace que les personnages. Casey est de dos, nous l’entendons parler mais soit nous ne voyons pas son visage soit nous voyons son reflet flou sur la baie vitrée. Soudain, nous changeons d’espace et nous basculons à l’intérieur du bâtiment, de l’autre côté de la baie vitrée qui nous sépare des personnages. Cette fois-ci, nous voyons frontalement et clairement le visage de Casey mais la bande-son se coupe lors de sa déclaration : on n’entend pas ce qu’elle dit derrière la vitre.

Couper le son pour mieux révéler l’émotion

Il s’agit d’une stratégie révélatrice : en coupant la parole audible, le film force le spectateur à se concentrer sur le visage, la posture, la respiration de Casey — autrement dit, sur l’affect, pas sur le contenu linguistique car en effet, il n’est plus question de mots mais d’émotions. De plus, Kogonada semble dire que la vraie raison pour laquelle un lieu touche quelqu’un n’est pas toujours articulable ou qu’elle perd sa force quand elle est formulée publiquement. Le son coupé illustre la limite du langage face à l’émotion pure. Souvent, nous sommes incapables d’expliquer pourquoi un espace nous attire ou nous met à l’aise, ou au contraire nous repousse ; cela tient moins à des raisons objectives qu’à l’énergie du lieu et à ce que nous y ressentons.

L’interruption de Jin rompt un rythme : Casey commence une « leçon », le plan se tend, puis la rupture sonore (partielle) redéfinit la scène — d’un échange didactique, on passe à un face-à-face émotionnel. Toutefois, bien que les paroles soient volontairement coupées, une musique douce d’ambiance apparaît, intensifiant ainsi la portée émotionnelle de la scène. Ce procédé souligne également l’une des thématiques du film sur la communication et le silence : on avance par dialogues retenus, souvent interrompus par des moments de contemplation. Le langage visuel dit souvent plus que les mots.

La baie vitrée comme frontière symbolique

Comme il est question d’architecture dans le film, en plus de la dimension sonore, la dimension spatiale joue bien évidemment un rôle crucial dans cette scène. L’espace de la baie vitrée suggère une frontière symbolique — celle entre l’intérieur et l’extérieur. Nous sommes à l’extérieur du bâtiment lorsque Casey parle avec son mental, elle ne montre que la « façade » d’elle-même. Elle décrit intellectuellement les faits historiques, elle se tient comme « à l’intérieur » de ses savoirs (connaissance scolaire, culturelle) tandis que Jin, demande une ouverture intime. Dès lors qu’elle commence à parler avec son cœur, ses sentiments, nous nous trouvons à l’intérieur du bâtiment. Le bâtiment pourrait ainsi être une métaphore de l’intériorité de Casey, de l’accès à son espace intime.

Le jeu des acteurs : entre protection et vulnérabilité

Haley Lu Richardson propose ici un travail de nuance. La récitation initiale a une mécanique : gestes mesurés, ton appris, posture un peu distante — c’est la carapace du savoir. Quand Jin l’interrompt, on voit le micro-mouvement : un relâchement, une respiration, une micro-expression qui dit « et maintenant ? » La réponse inaudible est rendue par le visage et le corps : les yeux, la mâchoire, le sourire, le mouvement des bras. C’est là que la scène bascule — on comprend que la vérité personnelle est plus fragile et plus complexe que la fiche historique. Jin, de son côté, n’est pas agressif : sa demande est tendre, profonde. Il cherche la vérité affective parce qu’il est lui-même en quête d’un lien au réel (lié à son propre héritage — son père architecte dans le coma). Son interruption est un acte de confiance, il veut être le destinataire d’une confession plutôt que d’un cours.

Cette scène est importante car elle réconcilie forme et contenu : la rigueur visuelle sert une idée morale (la supériorité de l’affect sur la connaissance froide). Parce que le son absent active l’imaginaire du spectateur — on devient complice, on complétera mentalement la réponse de Casey selon notre propre sensibilité. Enfin, parce que la scène rappelle le projet global du film : montrer que l’architecture façonne, mais que ce qui nous touche est souvent une mémoire, une perte, une promesse — des choses que la fiche technique d’un bâtiment ne peut décrire.

Et vous, quels lieux vous touchent profondément, sans que vous puissiez toujours expliquer pourquoi ?

Columbus (Kogonada, États-Unis, 2017), Extrait

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