Quand le cinéma ose le flou : L’art de troubler pour mieux révéler

Close (Lukas Dhont, Belgique/Pays-Bas/France, 2022)

Le flou désigne une zone de l’image qui n’est pas nette, c’est-à-dire qui échappe à la mise au point (focus). L’œil du spectateur est naturellement attiré vers ce qui est net, donc ce qui est flou devient un élément périphérique, mystérieux, ou symbolique. Le chef opérateur ou l’assistant caméra (focus puller) détermine quelle zone du champ est nette. Cela dépend de la distance focale de l’objectif (un téléobjectif crée une profondeur de champ plus courte, donc plus de flou), de l’ouverture du diaphragme (plus l’ouverture est grande, plus le flou est marqué) et de la distance entre caméra, sujet et arrière-plan.

Il existe deux grandes catégories de flou : le flou optique, créé à la prise de vue, directement dans la caméra, et le flou numérique, ajouté en postproduction.

On parle également de flou artistique ou gaussien (ajouté en postproduction) lorsque l’image est volontairement floutée, en adoucissant les contours et en homogénéisant, afin d’esthétiser et créer une atmosphère.

Little Women (Greta Gerwig, Etats-Unis, 2019)

Le flou est une technique visuelle majeure au cinéma, utilisée pour structurer l’image, suggérer du sens et traduire une expérience sensorielle ou mentale.

Les types de flou au cinéma

Flou de profondeur de champ

Il permet de mettre un sujet en valeur tout en floutant l’arrière-plan ou le premier plan.

Flou d’arrière-plan (background blur / bokeh) : une technique où un personnage ou un objet est net tandis que l’arrière-plan est flou, créant une esthétique visuellement séduisante. Souvent employé avec des lumières comme dans Lost in Translation (2003), Lost River (2015), Moonlight (2016).

Pour mettre en évidence un objet, notamment un pistolet.

L’esthétique du flou est beaucoup utilisé dans Blonde (2022), synthétisant le long cauchemar ouaté que traverse l’actrice Maryline Monroe.

Flou d’avant-plan : occulte ou brouille ce qu’il y a devant le spectateur. Peut créer un effet de voyeurisme ou d’obstacle psychologique.

Changement de focus (rack focus) : la mise au point passe d’un plan flou à un autre net, ou vice versa, pour guider l’attention du spectateur.

En utilisant une profondeur de champ limitée ou en jouant avec le focus, le réalisateur dirige l’attention sur un élément précis de la scène, tout en laissant d’autres parties floues pour maintenir un suspense ou une tension. Il permet au réalisateur de « montrer sans montrer » en suggérant l’importance d’un élément.

Dans Maid (2021), Alex est floue à l’arrière-plan, tandis qu’une mise au point est faite sur un objet devant elle, révélant une information importante.

En reliant visuellement deux sujets dans un même plan, le flou établit un rapport (émotionnel, causal ou symbolique) entre eux. On peut passer du visage d’un personnage à un autre, révélant ses pensées ou ses sentiments. Dans Lost in Translation (2003), un moment de bascule très signifiant s’opère lors du karaoké où Bill Murray est net au premier plan tandis que Scarlett Johansson est floue au second-plan, puis une bascule de point qui en dit long sur ce qui est en train de se tramer entre les deux personnages.

Flou de mouvement (motion blur)

Résulte d’une vitesse d’obturation lente, créant des traînées sur les éléments en mouvement. Cela peut intensifier l’action ou rendre une scène plus immersive. Cela est particulièrement visible lorsque les personnages courent comme dans Chunking Express (1994), My Brother’s Wedding (1983) et If Beale Street Could Talk (2018).

Flou dû au vitrage ou à des objets intermédiaires

Une scène est vue à travers un verre dépoli, une pluie sur une fenêtre, ou des objets déformants pour évoquer des émotions spécifiques, comme l’isolement ou la séparation, insinuer des transgressions ou des relations douteuses/interdites.

Utilisation symbolique et conceptuelle

Montrer des points de vue subjectifs

Le flou est souvent utilisé pour simuler la perception d’un personnage, qu’il soit ivre, drogué, blessé ou dans un état de choc. Cela permet de créer de l’empathie avec son état. Dans Enter the Void (2009), le flou est omniprésent pour simuler des expériences psychédéliques, tandis que dans Notorious (1946), le flou annonce le malaise d’Ingrid Bergman qui a été empoisonnée.

Mais, au cinéma, il est aussi convoqué pour illustrer tout simplement le trouble de la vue, la myopie comme dans Delicatessen (1991).

Il peut également traduire les émotions ou l’état mental des personnages. La scène de danse dans West Side Story (1961) où les échanges de regard des deux amoureux pour qui plus rien ne compte à part leur amour alors tout le reste devient flou.

Illustrer des transitions narratives

Le flou peut marquer un passage entre deux réalités, états mentaux ou temporalités. Par exemple, il est courant dans les transitions vers des rêves, des souvenirs ou des hallucinations. Une image floue est souvent appliquée pour évoquer un état onirique, un flashback ou un souvenir imprécis, reflétant la nature fragmentaire de la mémoire. Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004), le flou illustre l’effacement des souvenirs.

Refuser la clarté narrative / Ambiguïté et mystère

Dans certains films, le flou est un choix délibéré pour déstabiliser le spectateur où il peut instaurer un sentiment d’incertitude ou d’inconnu, particulièrement dans les genres comme le thriller, l’horreur ou le fantastique. Dans Généalogies d’un crime lorsque Catherine Deneuve parle d’hésitation cela est redoublé à l’image par un jeu sur le flou. De nombreux thriller où un mystère doit être élucidé, jouent également avec le flou en ouverture comme Basic Instinct avec une scène opaque à désépaissir, à clarifier.

Signifier l’horreur ou l’impensable

De nombreux films s’ouvrent avec un flou comme dans Son of Saul (2015), se déroulant dans le camp d’extermination d’Auschwitz avec un plan nébuleux qui annonce déjà l’horreur et le cauchemar, tandis que le tueur armé dans les couloirs du lycée incarne la mort en marche, à travers le flou dans Elephant (2003).

Finalement, de nombreux films se terminent avec la disparition du personnage dans le flou comme dans Sunset Boulevard (1950), une Gloria Swanson non pas à l’arrière-plan mais au premier-plan, s’approchant de trop près de la caméra.

En fin de compte, en rendant certains éléments flous, le réalisateur ou la réalisatrice pousse le spectateur à interpréter ou imaginer ce qui est absent ou obscur. Le flou peut également simuler une perception humaine naturelle, rendant une scène plus réaliste ou immersive. Inversement, un flou délibérément exagéré ou artificiel peut créer une distance, forçant la spectatrice à réfléchir sur la construction de l’image plutôt qu’à s’y perdre.

Voir flou pour mieux ressentir : le rack focus dans « The Perfect Find »

The Perfect Find (Numa Perrier, Etats-Unis, 2023)

Dans le cinéma, le rack focus ou focus pull est une technique cinématographique où la mise au point de l’objectif de la caméra est changée pendant une prise de vue. Cela engendre un effet de flou qui se caractérise par un glissement abrupt de la mise au point d’un sujet à un autre, ou du flou vers la netteté (et vice versa). Cet effet, souvent subtil, attire l’œil et peut avoir une forte portée symbolique lorsqu’il est utilisé à des moments-clés.

The Perfect Find (2023) est une comédie romantique réalisée par Numa Perrier. L’histoire suit Jenna Jones (Gabrielle Union), quadra élégante, qui subit un « bad break-up » médiatisé et perd son poste dans la mode. Elle revient à New York, posée dans son ancien chez‑elle parental, avant de décrocher un trial de 90 jours comme directrice créative chez Darzine, un magazine dirigé par sa rivale de longue date, Darcy (Gina Torres). Jenna fait face à un véritable dilemme romantique. Elle tombe sous le charme d’Eric (Keith Powers), un vidéaste très séduisant… qui se révèle être le fils de Darcy. Leur liaison, puissante mais interdite, va bouleverser sa carrière et sa vie personnelle.

Une séquence centrale illustre parfaitement cette tension, tant sur le plan narratif que formel. Entre [49’10’’] et [53’41’’], un jeu subtil de mise au point accompagne un moment de bascule dans leur relation.

Le rack focus opère ici comme une respiration visuelle : passer du visage flou de l’un à celui, net, de l’autre, fait émerger les hésitations, les non-dits, les sentiments contradictoires. Le mouvement même du regard, contraint par le flou puis dirigé vers un détail net, met le spectateur dans un état d’attention mouvant, presque inconfortable.

Ce va-et-vient visuel incarne le trouble intérieur des personnages et les sentiments confus. Loin d’un simple effet technique, c’est un choix de mise en scène fort : la profondeur de champ devient une métaphore. L’imprécision volontaire suggère une intimité incertaine, instable, sous tension — comme si leur relation vacillait entre clarté et confusion, sécurité et vulnérabilité. On comprend que Jenna lutte contre ses sentiments : elle résiste à l’idée de s’engager sérieusement avec Eric, craignant de nuire à sa carrière. Cela se confirme dans les dialogues : « Oh, tu es mon homme ? Tu penses que tu es mon homme ? […] J’aurais probablement plutôt dit quelque chose comme fruit défendu. » Et lorsqu’elle insiste sur la confidentialité de leur relation (« Ce qui arrive entre nous, reste entre nous »), elle marque clairement la frontière entre désir et danger, entre le privé et le compromis professionnel.

Numa Perrier utilise ici le langage visuel pour faire affleurer les tensions souterraines. Le rack focus devient une façon discrète mais puissante de parler d’instabilité affective, de l’incertitude de l’attachement et des risques du désir féminin dans un contexte professionnel hiérarchisé.

Beaucoup de réalisateurs (Christopher Nolan, par ex. dans Oppenheimer) utilisent cette technique pour refléter le rapport des personnages à la réalité — comme un écho visuel de leur instabilité intérieure. Ce procédé épouse le rythme de l’hésitation, comme si la caméra elle-même cherchait à voir clair dans ce qui relie les deux personnages. Une relation encore floue, en suspens, entre attirance et crainte de l’effondrement.

Voir flou pour mieux ressentir : c’est peut-être ça, la justesse du regard de Numa Perrier. Une esthétique qui refuse la netteté définitive, pour mieux capter l’émotion dans sa complexité.

The Perfect Find (Numa Perrier, Etats-Unis, 2023)

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