Drylongso : la photographie comme résistance

Drylongso (1998), réalisé par Cauleen Smith, est un film indépendant afro-américain qui mêle réalisme social, art expérimental et poésie visuelle. C’est une œuvre singulière, à la croisée du film engagé, du portrait intimiste, et de la méditation sur la mémoire, la violence raciale et la disparition des hommes noirs. Il est souvent considéré comme un film important du Black Indie Cinema, même s’il est longtemps resté marginalisé dans la diffusion grand public.

Après le visionnage de ce film, une scène m’a particulièrement marquée et je trouvais intéressant d’en faire une analyse détaillée tant celle-ci est originale.

Concernant le film, il s’agit d’une jeune femme noire, prénommée Pica (interprétée par Toby Smith) qui étudie la photographie et qui, en parallèle, documente la vie de jeunes hommes noirs dans son quartier d’Oakland. Elle est préoccupée par la violence et la précarité qui les entourent et a le sentiment qu’ils disparaissent à un rythme alarmant, souvent sans laisser de trace. Son projet photographique consiste donc à capturer leurs visages avant qu’ils ne disparaissent, un acte à la fois documentaire et mémoriel.

La scène qui a retenu mon intérêt est celle où Pica explique son concept photographique à son professeur, Mr. Yamada (interprété par Salim Akil). Cette séquence est centrale pour comprendre son projet artistique et le message du film. Lorsqu’elle présente son travail à Mr. Yamada, il lui demande d’expliquer son projet plus en détail. Elle explique qu’elle les photographie parce qu’elle veut créer une archive, une trace de leur existence. Son approche va au-delà de la simple esthétique ou de l’apprentissage académique ; elle s’inscrit dans une démarche militante et profondément personnelle.

Séquence du film de [11’43 »] à [12’44 »]

Interprétation et symbolique

Cette scène illustre plusieurs thèmes majeurs du film :
L’art comme mémoire et pouvoir du témoignage – Pica ne photographie pas seulement pour la beauté ou la technique, mais pour préserver une mémoire collective. En effet, elle prend des clichés de jeunes hommes noirs avant qu’ils ne disparaissent (symboliquement ou littéralement). Ainsi, le film traite de racisme structurel, de la mortalité prématurée des jeunes hommes noirs et de leur invisibilisation sociale.

L’art comme acte de résistance – En capturant ces visages, Pica redonne une forme de dignité et de visibilité à ceux qui, dans la société, risquent d’être effacés. Elle utilise la photographie comme un outil de résistance poétique : elle refuse l’oubli. Le film valorise la création artistique comme un acte politique, mais aussi comme une tentative profondément personnelle de donner du sens à la douleur.

La posture des personnages : une distance entre l’institution et l’étudiante

La sincérité dans le jeu de Pica : Son ton est à la fois calme et passionné, ce qui traduit son engagement profond. Elle ne joue pas dans l’excès d’émotion, mais dans une détermination sincère.

La retenue de Mr. Yamada : Son jeu plus mesuré, presque détaché, accentue la distance entre eux. Il n’est pas antagoniste, mais il incarne une institution qui ne comprend pas pleinement l’urgence du projet de Pica. Malgré avoir donné son explication, le professeur reste focalisé sur la technique sans accorder plus de crédit à sa démarche.

En effet, Pica utilise la technique du polaroïde (snapshot) pour prendre ses photos. Une démarche d’instantané, pris sur le vif sans mise en scène tandis que le cours de photographie auquel elle est inscrite exige l’utilisation du 35mm. Son professeur ne manque pas de le lui rappeler et si elle continue à utiliser les polaroïdes, elle devra quitter la classe. Cette interaction met en évidence un fossé entre une approche académique et une démarche ancrée dans une expérience vécue.

Cette séquence marque ainsi un moment clé dans le développement du personnage de Pica : elle affirme la légitimité de son regard qui ne rentre pas dans les cadres académiques traditionnels et la nécessité de son projet, malgré l’incompréhension partielle de son professeur.

Le mouvement de caméra : une tension entre immobilité et invisibilité

Dans cette scène, la caméra adopte des mouvements subtils qui traduisent la dynamique entre Pica et Mr. Yamada.

Au début de la conversation, la caméra reste relativement fixe, comme pour représenter le cadre académique rigide dans lequel Pica doit justifier son travail. La caméra se resserre souvent sur elle lorsqu’elle parle, mettant en avant son émotion et son engagement. Cela nous plonge dans sa perspective et nous fait ressentir l’urgence de son propos.
A certains moments, lorsqu’elle explique son projet, la caméra devient plus mobile, se mettant à faire des travellings latéraux et suggérant ainsi son agitation intérieure. Ce mouvement de caméra, rejetant littéralement Pica hors-champ et hors-cadre, traduit visuellement l’invisibilisation et la marginalisation que subie la communauté noire (Si l’on veut même aller encore plus loin, Pica qui est une femme noire artiste, pourrait représenter les femmes noires réalisatrices, elles-mêmes souvent invisibilisées dans l’histoire du cinéma).

Les plans mobiles de Pica contrastent avec les plans fixes sur Mr. Yamada. En effet, il est filmé de manière plus statique, ce qui le place dans une posture d’observateur et souligne son rôle institutionnel, peut-être moins impliqué émotionnellement.

Le plan en plongée sur Pica : un sentiment d’oppression et de marginalité

L’un des moments les plus frappants de la scène est l’utilisation d’un plan en plongée sur Pica, où la caméra la filme d’en haut. Ce choix peut avoir plusieurs implications symboliques :

La plongée donne une impression de domination et un sentiment d’écrasement, comme si une force extérieure (institutionnelle, systémique) pesait sur elle. Elle apparaît plus vulnérable face à un système qui ne comprend pas son travail.

Pica, qui se bat contre l’effacement des jeunes hommes noirs, est elle-même filmée d’une manière qui renforce l’idée de marginalisation et d’invisibilité. Elle n’est pas filmée en position de pouvoir, mais d’un angle qui suggère qu’elle doit lutter pour être entendue.

L’effet sonore du vent : une évocation de la disparition et de la mémoire

L’aspect sonore est également très important dans cette scène. Cela se traduit par un bruit ressemblant au vent qui surgit alors que Pica parle de son projet. Cet effet sonore n’est pas naturaliste (non-diégétique et improbable) mais symbolique.

Le vent peut alors être perçu comme une métaphore des âmes perdues, des jeunes hommes noirs que Pica tente de préserver à travers ses photos. Ce souffle évoque leur disparition progressive et l’aspect éphémère de la mémoire.
Cela marque aussi un basculement dans la scène, où l’émotion prend le dessus sur le dialogue rationnel.

L’énumération rythmée :  un monologue engagé et alarmant

Le monologue de Pica dans cette scène est un moment clé où elle exprime avec force l’urgence et la nécessité de son projet. La façon dont elle parle et énumère les faits sur les hommes noirs met en évidence plusieurs aspects de son engagement et de son état d’esprit. Elle adopte une structure presque incantatoire, énumérant de façon rythmée les faits les uns après les autres sans s’arrêter. Ce rythme donne une impression d’urgence et de poids accablant. Elle ne laisse pas de pause à son professeur pour intervenir ou relativiser ce qu’elle dit : elle impose son discours, comme si elle devait faire entendre une vérité trop souvent ignorée.

Retranscription du dialogue :

[Mr. Yamada] « What’s your concept ? »

[Pica] « It’s estimated that 70% of Black men will either be dead, on drugs, in jail or unemployed. A disproportionate number of small kids sent to special education are Black boys. When this happens, the chances of dropping out of high school rise to 70%. The life expectancy of the Black male is lower than the life expectancy of most men in third world countries. Homicide is the leading killer of Black men between the ages of 13 and 35. 76% of drug users are White, but 60% of all drug convictions are Black. One out of every four Black men is currently involved in the penal system, and 95% of Black men that are in prison cannot read beyond a sixth-grade level.

Damn, Yamada, you know this. I shouldn’t have to tell you this. I’m capturing and preserving their image, some kind of evidence of existence »

[Mr. Yamada] « Miss Sullivan, this is a 35 mm photography class. It’s not fair to you or my other students if I continue to let you take these snapshots ».

Pica mentionne les jeunes hommes noirs qu’elle a connus, ceux qui ont disparu, ceux qui ont été tués, ceux dont on ne parle plus. Cette répétition crée une sensation d’accumulation, de fatalité, et rappelle une réalité sociale qui dépasse le cadre de son projet. Plus elle avance dans son discours, plus on ressent une pression émotionnelle croissante et un effet de martèlement. L’énumération fonctionne presque comme un acte de témoignage ou de résistance, une manière de refuser l’oubli.

Lors de son discours, elle ne crie pas, mais son ton est chargé d’émotion. Son calme apparent masque une frustration et une douleur profondes. Ce contraste entre son ton mesuré et la gravité de ses mots rend son discours encore plus percutant. Par moments, on sent qu’elle retient une colère qui pourrait exploser, mais elle choisit de rester posée, ce qui donne encore plus de poids à ses propos.

Une tension entre les faits bruts et l’émotion personnelle apparaît. En effet, elle ne parle pas seulement en termes généraux ou statistiques : elle parle de jeunes hommes qu’elle connaissait personnellement (ceux de son quartier, des amis, des personnes croisées…). Cette approche rend son discours plus vivant et plus poignant. Elle ne se contente pas de rapporter des faits, elle les relie à son propre vécu et à son projet artistique, ce qui ancre son discours dans une expérience intime et tangible.

À travers son énumération, Pica ne cherche pas tant à informer qu’à pointer une réalité trop souvent ignorée ou banalisée. Elle lui dit d’ailleurs, à la fin de son monologue, « Bon sang, Yamada, tu sais déjà tout ça, je ne devrais pas à avoir à te le dire ». Son discours met alors en évidence le décalage entre son vécu et la posture académique de Mr. Yamada. Elle n’essaie pas tant de le convaincre que de lui imposer une vérité qu’il ne peut pas ignorer. Son énumération dépasse le cadre d’une explication pour devenir une accusation implicite, pas contre Mr. Yamada personnellement, mais contre un système qui laisse ces disparitions se produire sans réagir, dans une indifférence totale.

La dissociation entre le discours et le corps : Pica comme témoin et conscience collective

Le choix de mise en scène, où nous entendons Pica continuer de parler alors que son visage est filmé sans que ses lèvres ne bougent, est un procédé cinématographique marquant. En séparant le son de la parole visible, le film crée une impression de décalage, comme si Pica n’était plus seulement une personne en train de parler, mais une voix qui dépasse son propre corps.

Sa voix dépasse l’instant précis de la scène et devient une sorte de témoignage intemporel, comme si elle incarnait la mémoire collective des jeunes hommes noirs qu’elle veut préserver. Ce décalage entre le son et l’image peut suggérer une forme de dissociation intérieure, comme si Pica parlait avec tant d’intensité qu’elle se détachait du moment présent, elle est à la fois ici et ailleurs. Cela renforce l’idée que son message dépasse une simple conversation avec Mr. Yamada et s’inscrit dans un contexte plus large.

Cet effet de décalage sensoriel empêche le spectateur de se contenter d’une écoute passive. On ne peut plus simplement suivre une discussion normale, on est forcé de percevoir son message d’une manière plus sensorielle. En isolant la voix de Pica de son corps, le film souligne ainsi l’impact de ses mots et donne à son discours une dimension presque spirituelle ou prophétique.

Il est aussi possible d’interpréter ce choix comme une manière de traduire un sentiment d’impuissance ou d’invisibilité : le fait que l’on entende sa voix sans la voir parler peut donner l’impression qu’elle parle dans le vide, que son message flotte sans trouver de réel destinataire, à en voir la réaction de Mr. Yamada. Cela reflète peut-être la façon dont Pica ressent son propre discours : elle parle, mais a l’impression de ne pas être écoutée.

Conclusion

L’association de divers éléments (mouvement de caméra, plan en plongée, effet sonore du vent, monologue et décalage sensoriel) transforme cette séquence en un moment clé où la mise en scène traduit visuellement et auditivement ce que ressent Pica. Son combat pour légitimer sa démarche est exprimé par la tension entre la fixité institutionnelle et la mobilité de la caméra. Son sentiment d’invisibilité et de pression est renforcé par la plongée qui la place en position de faiblesse.

L’effet sonore du vent, presque surnaturel, évoque la mémoire, la disparition et l’urgence de son projet. Son monologue rythmé et le décalage entre son corps et sa voix soulignent l’importance de ses mots et leur portée qui va au-delà de l’ici et maintenant.

Ces choix techniques font donc de cette scène bien plus qu’un simple dialogue : ils nous plongent dans l’expérience sensorielle et émotionnelle de Pica, tout en soulignant la profondeur de son engagement artistique et politique.

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