Ntozake Shange : La voix poétique qui a coloré la résilience des femmes noires

Une fois n’est pas coutume, mon coup de cœur du mois de juin s’est porté sur l’écrivaine, dramaturge et poétesse américaine Ntozake Shange, nom de plume de Paulette Linda Williams (1948 – 2018). Ce mois ayant été plus léger en terme de visite d’exposition, je me suis plus consacrée à la lecture et c’est ainsi que j’ai découvert avec grand plaisir cette artiste.

Ses oeuvres se focalisent principalement sur les thèmes tels que le racisme, le sexisme, la violence domestique, et la résilience des femmes afro-américaines.

Shange a écrit trois pièces de théâtre dont la plus illustre est For Colored Girls Who Have Considered Suicide When The Rainbow Is Enuf (Pour les filles de couleur qui ont pensé au suicide quand l’arc-en-ciel suffit) de 1975 puis Spell No. 7 de 1979 et Love’s Fire de 1998. 

Sa première œuvre pouvant être abrégée en For Colored Girls… est plus précisément un choreopoem, c’est-à-dire un mélange de poésie, de musique, de danse et de théâtre. L’histoire décrit plusieurs expériences dramatiques de femmes de couleur qui souffrent d’oppression dans une société raciste et sexiste. La pièce utilise des danseuses pour dramatiser des poèmes qui évoquent des rencontres avec leurs camarades de classe, leurs amants, leurs violeurs, leurs avorteurs et des tueurs potentiels, dépeignant ainsi le portrait de l’homme afro-américain. Les femmes survivent aux abus et aux déceptions et en viennent à reconnaître en chacune d’elles la promesse d’un avenir meilleur. Chacune des sept femmes se voit attribuer une couleur de l’arc-en-ciel dont le brun vient également s’y ajouter (Lady in Red, Lady in Blue, Lady in Purple, Lady in Yellow, Lady in Green, Lady in Orange, Lady in Brown). 

Extrait du poème « my love is too », issu de For Colored Girls Who Have Considered Suicide When The Rainbow Is Enuf.

La pièce est jouée à Broadway en 1976 et rencontre un franc succès. À ce titre, Ntozake Shange est considérée comme une pionnière du théâtre afro-américain féministe.

For Colored Girls… a également fait l’objet d’une adaptation cinématographique par le réalisateur américain Tyler Perry en 2010 (Les Couleurs du destin en français).  

De gauche à droite : Anika Noni Rose, Kerry Washington, Janet Jackson, Kimberly Elise, Phylicia Rashad, Loretta Devine, Tessa Thompson et Thandiwe Newton. (source : IMDb.com)

On peut voir dans le titre de son œuvre majeure, un écho à sa propre vie. En effet, dans les années 1970, Shange souffre de dépression, de solitude et éprouve une grande dislocation suite à la dissolution de son mariage. Habitée par un sentiment d’amertume et d’aliénation, elle va tenter à plusieurs reprises de se suicider. Elle va par la suite, dans ses œuvres, sublimer sa rage contre les limitations sociétales imposées aux femmes noires.

J’ai beaucoup aimé lire ces poèmes malgré la difficulté stylistique surtout pour une personne non anglophone. Toutefois, notre cerveau est bien fait et arrive en général à combler les lettres manquantes ainsi qu’à deviner par lui-même les mots en question. La forme est très originale, le rythme changeant nous évite de tomber dans une sorte de monotonie et le monologue de chaque personnage qui parfois entre en dialogue nous permet de suivre le file d’une narration. Il ne s’agit pas seulement de poèmes isolés et indépendants mais bien d’une histoire à plusieurs voix.  

Si Ntozake Shange a écrit des poèmes dont le recueil de poésie Nappy edges (1978), elle a également écrit des romans tels que Sassafrass, Cypress & Indigo (1982), Betsey Brown (1985) et Liliane (1994).

J’ai également lu le roman Sassafrass, Cypress & Indigo que j’ai beaucoup apprécié. L’histoire est vraiment prenante, nous suivons trois sœurs noires, dont les noms donnent son titre au livre. Elles vivent avec leur mère à Charleston, en Caroline du Sud, et leur métier est de filer, tisser et teindre des tissus. Le livre traite de plusieurs thèmes majeurs, notamment la culture Gullah/Geechee, les femmes dans les arts, le « Black Arts Movement » et la spiritualité, entre autres. Sa particularité est qu’il s’agit d’un mélange de partie narrative, de recettes de cuisine, de lettres, de poésie et de sortilèges magiques. Cette stratégie permet une approche plus intime du parcours de chaque femme vers la réalisation de soi et l’épanouissement.

Le style de Shange est aussi crucial pour sa poésie que son contenu. En valorisant l’importance de cultiver une voix personnelle d’écrivain, elle utilise la langue, l’orthographe, la grammaire et le ton pour souligner ses thèmes. Ainsi, elle sort des sentiers battus car en effet, dans la plupart de ses poèmes, Shange applique des barres obliques pour séparer les clauses au lieu de recourir aux sauts de ligne. Elle opte également pour une ponctuation non conventionnelle, évitant les apostrophes et supprimant certaines lettres dans des mots, comme en écrivant « wd » à la place de « would » (« things I wd say »). Tout cela a pour objectif de s’exprimer à sa manière, sans se conformer aux attentes imposées par l’anglais standard ou les conventions formelles de la poésie.

Shange est aussi profondément influencée par la musique, notamment le jazz et le blues. Ses poèmes sont lyriques et rappellent parfois l’improvisation du jazz. Par exemple, « i live in music » exprime explicitement son amour pour la musique et ne suit pas un rythme ou une métrique particulière, comme la plupart de ses poèmes. Elle a enregistré une version de « i live in music » avec l’ensemble William Goffigan, illustrant ainsi le lien entre ses poèmes et la musique, ainsi que la musicalité intrinsèque de sa poésie.

L’artiste explique son approche ainsi : « J’aime l’idée que les lettres dansent. J’ai besoin d’une stimulation visuelle, pour que la lecture ne soit pas seulement un acte passif et plus qu’une activité intellectuelle, mais qu’elle exige une participation rigoureuse. » Sa ponctuation idiosyncratique lui assure ainsi « que le lecteur ne contrôle pas le processus. » Elle veut que ses mots imprimés engagent le lecteur dans une sorte de lutte, et ne soient pas « quelque chose que l’on peut simplement ignorer. »

Finalement, Ntozake Shange a laissé une empreinte indélébile sur le monde littéraire et théâtral, célébrée pour sa capacité à capturer les complexités de l’expérience humaine à travers un prisme poétique et dramatique.


3 réflexions sur “Ntozake Shange : La voix poétique qui a coloré la résilience des femmes noires

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