Si l’apparition de bons génériques graphiques coïncide avec la période de forte concurrence de la télévision dans les années 1950, ce n’est certainement pas un hasard[1]. Le cinéma doit se réinventer et dès lors, l’art du générique fait son apparition. En effet, le générique a toujours pour fonction de faire défiler la liste des crédits mais dorénavant, il sert aussi à valoriser le film. Il passe d’un statut d’entame de film longue et ennuyeuse à celui d’une séquence plus fantaisiste faisant partie intégrante du film, en essayant de rendre la liste obligatoire des noms intéressante.
Dans les années 1960, un des designers reconnu pour son travail sur l’entame de film est Maurice Binder (1925 – 1991) ayant fait plusieurs génériques pour les films de James Bond. Mais il a également créé plusieurs autres génériques. Dans un premier temps, il s’agira d’analyser comment apparaît l’association entre texte et image et dans un deuxième temps, quelles significations revêt la typographie et l’image au sein des génériques de Once more, with feeling (1960), The Road to Hong Kong (1962) et Charade (1963).
Alors qu’à la première moitié du 20ème siècle, les génériques étaient composés de cartons avec des lettres fixes, au tournant des années 1950, le générique acquiert un nouveau dynamisme. En effet, le cinéma apporte une nouvelle dimension à la typographie grâce au mouvement. Dès lors, l’entrée d’une typographie cinétique vient changer la relation texte image où l’association entre le verbal et le visuel est d’autant plus forte.
Au niveau de la forme, l’hybridité du générique tient au fait de la relation étroite entre le visible et le lisible, l’individu face à l’écran devient plus que jamais lecteur et spectateur simultanément. Ainsi, si beaucoup de générique privilégient plutôt le lisible, d’autres, notamment ceux de Maurice Binder, jouent davantage avec le visible dont les mentions graphiques se superposent à un jeu de formes géométriques et de couleurs comme c’est le cas avec les noms parcourant le labyrinthe dans Charade. L’association graphisme et texte se trouve également dans le passage des ondulations colorées au noms des deux Stars, la typographie reprenant l’aspect ondulatoire ainsi que les mêmes couleurs.

Dans Once more, with feeling, les lettres du titre se transforment en lignes verticales d’une « harpe » et une main jouant avec ces lignes fait apparaître les noms, instaurant ainsi un vrai jeu entre le dessin et le lettres. Cette association du texte avec l’image est d’autant plus forte que l’espace au milieu du titre disparaît lorsque les deux personnages de profil s’embrassent.
Lors du générique The Road to Hong Kong, l’aspect comique tient au fait que les dents du crocodile sont substituées par les lettres inscrivant « A Panama and Frank production », ce procédé visuel renforce encore plus la relation entre le texte et l’image. Il est intéressant de souligner qu’ainsi le générique est le lieu de rencontre de plusieurs systèmes sémiotiques. En effet, l’emploi des lettres pour les dents du crocodile montre bien que mots et images peuvent se combiner à l’écran et que le texte peut aussi avoir une dimension esthétique visuelle. De plus, le mouvement du lettrage avec ses effets de rapetissement, des petites boules devenant des noms, participe au jeu constant de la transformation du dessin à la typographie.

Dans la conception du générique, la typographie (le type et la taille de caractère), l’agencement des lettres avec les images, le mouvement ainsi que l’emplacement des mots à l’écran ne sont pas choisis par hasard ou par pur esthétisme mais participent au sens narratif. La typographie est le résultat d’un choix minutieux pour apporter une signification ajoutée, au-delà d’un simple texte informatif. Il est intéressant de noter que la typographie ancre l’écrit dans une histoire, une époque, un contexte culturel et social et ne peut donc être traitée indépendamment de ces facteurs. Avec le temps, certains styles de caractère se sont associés à certains genres de film. Par conséquent, selon le genre cinématographique, une typographie spécifique est utilisée. Dans le générique de Once more, with feeling, la typographie du titre avec ses lettres douces et arrondies évoque le genre romantique du film.
La séquence générique produit de la réflexivité dans la mesure où c’est une partie du film qui s’adresse au spectateur pour lui parler du film. C’est un avant-goût symbolique de ce qui va suivre. De ce fait, l’espace séparant le titre en deux partie de Once more, with feeling, laisse suggérer la séparation à venir des personnages principaux. De même que les différentes couleurs des ondulations et des lettres, dans Charade, représentent les divers genres filmiques au sein d’un même film : rouge pour le suspense, jaune pour la comédie et bleu pour la romance (voir la bande-annonce). La composition géométrique du labyrinthe bleu puis rouge où les noms se déplacent à l’intérieur laisse suggérer la course-poursuite qui se profile entre les personnages. Cela crée également une forte dynamique entre le dessin, le texte et le mouvement.

Cela mène au constat que la forme et le fond vont de pair. Notamment, dans The Road to Hong Kong, non seulement la typographie est fortement connotée par une police de caractère de type asiatique mais les dessins de dragon, de baguettes chinoises et de thé font référence au sujet du film et permet ainsi de mettre le spectateur dans une certaine ambiance.
Enfin, on constate l’intérêt de lier le générique au leitmotiv narratif du film. Dans Once more, with feeling, la représentation de la harpe établit une liaison entre le générique et le film. En effet, dans le film, le motif de la harpe apparaît souvent et même lorsqu’elle n’est pas jouée, elle est mise en avant comme élément du décor dans les plans ou encore utilisée comme obstacle entre les personnages. Dès lors, ce générique fonctionne comme un condensé visuel, traduisant en peu d’images l’esprit du film. De même que les rouages tournoyants, dans Charade, symboliseraient en un dessin le personnage principal pris dans un engrenage. Comme l’affirme également Nelson Zagalo, « le générique propose, plutôt que des listes d’informations, des visualisations synthétisées du film, véritables prologues ou épilogues, qui animent ou donnent une nouvelle vie aux extrémités du film »[2].
Pour conclure avec ces trois génériques de Maurice Binder, on constate bien la relation particulière entre le texte et l’image notamment grâce au mouvement mais également avec la combinaison des formes géométriques et des couleurs qui permettent d’interpeller le spectateur et l’enlève de sa simple place de lecteur. Le générique introduisant un aspect connotatif à sa typographie est important dans la mesure où il véhicule ainsi une signification ajoutée en lien avec le film. Non seulement, il prépare le spectateur à entrer dans la fiction mais il peut également donner des indices et le ton du film. Il est définitivement le lieu où texte graphique et image se combinent et apportent une signification. Avec tous ces éléments, il apparaît, dès lors, que le générique, notamment celui de Maurice Binder, ne soit pas une simple entame informative déroulant une liste de crédits mais soit déjà le film.
Bibliographie :
BELLANTONI, Jeff, Typographie : la lettre et le mouvement, Paris, Thames & Hudson, 2000.
CHION, Michel, L’écrit au cinéma, Paris, A. Colin, 2013.
DEWOLF, Linda, Compte rendu de « DE MOURGUES, Nicole, Le Générique de
Film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, Cinémas, 5(3), pp.187–193, disponible sur :
https://doi.org/10.7202/1001155ar (consulté le 30.11.2021)
DUTRIEUX, Lionel Orient, La typographie au cinéma : esthétique du texte à l’écran, Gap, Atelier Perrousseaux éditeur, 2015.
SOLANA, Gemma et BONEU, Antonio, Uncredited : graphic design & opening titles in movies, Berkeley, Calif. : Gingko Press, 2013.
ZAGALO, Nelson, « Poétiques du générique de cinéma : l’expressionnisme en mouvement », Sociétés, 2011/1, n°111, pp.131-140.
[1] Lionel Orient Dutrieux, La typographie au cinéma : esthétique du texte à l’écran, Gap, Atelier Perrousseaux éditeur, 2015, p.98.
[2] Nelson Zagalo, « Poétiques du générique de cinéma : l’expressionnisme en mouvement », Sociétés, 2011/1, n°111, p.131.
