Nommer, caricaturer, refléter : la mécanique identitaire dans « Effacement » (Partie 2)

Au cœur d’Effacement, réside un paradoxe : pour dénoncer les stéréotypes raciaux, Monk est forcé d’en produire un. Ainsi naît Van Go Jenkins, personnage fictif devenu phénomène littéraire, miroir grotesque tendu à son propre auteur.
Ce second article explore cette mécanique identitaire faussement ludique : Tout d’abord, nous allons découvrir pourquoi un des noms propres dans le roman devient un marqueur d’altérité. Ensuite, comment Van Go Jenkins incarne une caricature « attendue » de la masculinité noire. Enfin, comment Monk finit par être pris au piège de son propre double.
Le roman met en scène la violence d’un système où l’identité noire est écrite, réécrite, puis imposée de l’extérieur.

  1. Nommer pour dominer : le nom complet de Wright et l’ironie du dialogue avec Griffith
  2. Van Go Jenkins — la caricature du personnage maudit par les stéréotypes
  3. Le miroir entre Monk et Van Go Jenkins — une chute identitaire

Nommer pour dominer : le nom complet de Wright et l’ironie du dialogue avec Griffith

Si nous sommes attentif durant la lecture, nous constatons que pour tous les artistes ou écrivains blancs célèbres (Rothko, Pollock, Resnais, Wilde, Joyce…), Everett utilise seulement le nom de famille. Cela crée une distance symbolique : ces figures sont reconnues comme des icônes universelles de l’art ou de la littérature, dont le nom seul suffit à évoquer le prestige et la légitimité. Cela a pour effet de renvoyer à la “grandeur” du canon blanc, où le nom est un signe culturel immédiatement identifiable, presque impersonnel.

Richard Wright (écrivain Afro-américain) est mentionné en entier, ce qui le distingue immédiatement des figures blanches. Cela permet de marquer la singularité raciale et historique. En effet, Wright est le seul Noir dans ce type de dialogue fictif, et son nom complet n’est pas réduit à un signe prestigieux universel, mais présenté avec précision, individuation et humanité. Cette différenciation nominale souligne la tension entre canon et marginalité : Everett met en relief le contraste entre l’icône blanche universelle et l’auteur noir reconnu mais “assigné” à son identité raciale. Ainsi, le prénom/nom complet signale qu’ici, la couleur de peau compte, ce qui est crucial dans le contexte de la critique de la discrimination et de l’effacement. D. W. Griffith est écrit avec initiales, ce qui renforce l’effet de codification et de prestige historique tout en distanciant le personnage de Wright dans la hiérarchie symbolique. Griffith, cinéaste blanc, est canonisé malgré son racisme manifeste, tandis que Wright, noir, est distingué individuellement mais non intégré au canon blanc. Cela souligne la rareté de la reconnaissance complète accordée à un artiste noir et fonctionne en miroir avec la thématique centrale de l’effacement : Wright est reconnu, mais toujours “autre”, marginalisé.

Penchons-nous, à présent, sur les deux seules répliques de ce court échange — court mais hautement significatif.

D. W. Griffith : J’aime beaucoup votre livre.
Richard Wright : Merci.

Il ne s’agit pas d’un simple dialogue de courtoisie mais l’un des plus ironiques du roman. En effet, Everett met en scène deux emblèmes de l’histoire culturelle américaine à savoir : D. W. Griffith, réalisateur de The Birth of a Nation (1915), film fondateur du cinéma narratif américain, mais aussi fondamentalement raciste, glorifiant le Ku Klux Klan et présentant les Noirs comme des sauvages ou des menaces sexuelles. Richard Wright, est quant à lui, un écrivain afro-américain majeur (Native Son, Black Boy), qui a précisément dénoncé ces représentations racistes et leur impact psychologique et social. Leur confrontation fictive résume donc l’histoire entière du regard blanc sur le Noir et de la riposte noire à ce regard. Dans le dialogue imaginé par Everett, Griffith et Wright discutent comme s’ils étaient deux pairs — deux auteurs qui auraient le même droit de parole, la même légitimité artistique. C’est évidemment absurde, car l’un a façonné les stéréotypes destructeurs que l’autre a passé sa vie à combattre. L’ironie vient du fait qu’Everett feint de placer sur le même plan le créateur du stéréotype et celui qui l’a subi, une mise en scène du « faux dialogue racial » que l’Amérique rejoue sans cesse.

Quand Griffith dit à Wright « J’aime beaucoup votre livre », il prend la posture du lecteur blanc qui octroie la reconnaissance, celle du juge culturel. Autrement dit, c’est le même Griffith — celui qui a produit The Birth of a Nation, film qui a déshumanisé les Noirs — qui s’arroge maintenant le droit de dire ce qui, chez un écrivain noir, mérite ou non d’être aimé. Ce compliment est donc profondément pervers : il n’efface pas le racisme fondateur de Griffith et montre au contraire comment le pouvoir blanc se régénère, même sous la forme du goût ou de la bienveillance. La réponse de Wright : « Merci », est une position de politesse forcée, typique du rapport colonial et culturel. L’écrivain noir doit accepter la validation du maître du canon, même quand cette validation vient d’un bourreau symbolique. Pour être entendu, il faut être « aimé », mais être aimé par ceux-là mêmes qui ont fabriqué les images contre lesquelles on lutte. L’ironie est d’autant plus mordante que Griffith n’a aucune légitimité morale pour aimer Wright — c’est comme si le créateur du stéréotype félicitait celui qui en a dénoncé la violence.
Everett retourne donc la politesse en une satire du paternalisme culturel : le compliment blanc, même bienveillant en apparence, garde une dimension de domination.

Ce passage fait écho à la propre situation de Monk : lui aussi essaie d’entrer dans une « conversation » avec la culture dominante (l’industrie littéraire blanche), mais cette conversation est truquée dès le départ : tout ce qu’on attend de lui, c’est qu’il parle comme le stéréotype, pas contre lui. Le faux dialogue Griffith/Wright est donc le miroir symbolique du faux dialogue entre Monk et le marché du livre : une communication impossible, pervertie par les présupposés raciaux. Ce minuscule échange condense exactement le dilemme avec son roman parodique Putain : le monde blanc lui dit « On adore votre livre », et lui, malgré l’ironie, est contraint de répondre « Merci ». Ainsi, il rejoue, sans le vouloir, la scène entre Griffith et Wright : celle où l’auteur noir doit sourire face à une reconnaissance qui le nie.

Finalement, Everett fait sentir que la violence symbolique ne passe pas seulement par les insultes, mais aussi par les compliments (mal placés). Le « Merci » de Wright, c’est le masque obligé, la politesse de survie — la même que Monk porte tout au long du roman, jusqu’à en perdre la voix propre.

Van Go Jenkins la caricature du personnage maudit par les stéréotypes

Le nom du personnage principal dans le roman parodique Ma Pataulogie interpelle car Van Go Jenkins est très proche de Vincent Van Gogh, le peintre néerlandais, mais avec une déformation volontaire de “Go” + “Jenkins”, qui donne un effet américain et noir. Comme Van Gogh, Van Go Jenkins peut évoquer une personne incomprise, marginalisée ou originale, mais transposé dans un contexte contemporain et afro-américain. Van Gogh est l’artiste maudit et Van Go est le personnage “maudit” par les stéréotypes. “Go” évoque le mouvement, la fuite, l’instinct, le “go go go”, donc l’opposé du peintre maudit et contemplatif. Van Go Jenkins sonnent à la fois exotique et familier : ils donnent une identité forte mais caricaturale, très adaptée au ton absurde du roman. Le nom devient plat, non intellectuel, stéréotypé, comme l’industrie voudrait que les personnages noirs le soient. C’est exactement ce que veut faire Everett : réduire Van Gogh — symbole culturel majeur — à une version caricaturale, tout comme l’industrie réduit Monk à une identité raciale caricaturée.

De plus, Van Go Jenkins est construit comme l’anti-Monk. Il est impulsif, violent, hypersexualisé, « authentiquement noir » selon les clichés littéraires que Monk déteste. Tout en le détournant, Everett utilise ce nom pour montrer la connaissance culturelle du narrateur (Monk), satiriser le canon artistique blanc et créer un personnage noir original mais “assigné” à une identité parodique. Il ne s’agit pas seulement d’un weird name pour plaisanter mais d’une théorie sociologique compressée dans deux syllabes.

Le miroir entre Monk et Van Go Jenkins — une chute identitaire

La réplique finale et la façon dont elle renvoie à Van Go Jenkins est très significative et fonctionne comme un miroir thématique et symbolique. La scène finale se termine avec Monk qui s’approche du podium s’apprêtant à recevoir le prestigieux prix du Livre de fiction pour son roman Putain / Fuck et révélant par la même occasion son identité de Stagg R. Leigh. Lorsqu’il se trouve sur le podium, il voit les visages de sa vie, de son passé, « puis, un petit garçon, peut-être moi enfant, me présenta un miroir pour y voir mon visage et c’était celui de Stagg Leigh » […] « Puis je me tournais vers le miroir, toujours porté par le garçon. Il le tenait au niveau de ses cuisses et je ne pouvais qu’imaginer l’image encadrée sur la glace. Je choisis l’une des caméras , la regardais fixement : Grand Dieu, je passe à la télé ». Cette fin est assez troublante car nous assistons à la superposition du triple personnage Monk-Stagg Leigh-Van Go Jenkins. Souvenez-vous que le roman Putain se termine avec la même réplique citée par Van Go : « Hé m’man. Hé P’tite ? R’gardez. J’passe à la télé ». La boucle est bouclée. Un cercle vicieux. Lorsque Monk répète la même réplique, il y a un effet de miroir : la frontière entre le réel et la fiction devient floue. Cela montre que Monk, malgré lui, est devenu le reflet de son propre personnage caricatural. Symboliquement, Everett illustre l’idée que le système a absorbé et transformé Monk, effaçant sa singularité et projetant sur lui la figure stéréotypée qu’il avait inventée.

Le fait que Monk prononce cette réplique en imaginant un enfant noir (« peut-être lui enfant ») ajoute une dimension supplémentaire : l’enfant tenant le miroir devient un témoin de cette répétition, et donc un symbole des générations futures confrontées aux mêmes stéréotypes et attentes sociales. Le texte souligne que ce “jeu de rôle” n’est pas limité à l’univers adulte, il se reproduit socialement, comme un héritage implicite. Ainsi, ce que Monk voulait dénoncer par Van Go Jenkins, il le répète maintenant dans la vie réelle. L’ironie dramatique est que la caricature s’infiltre dans le réel. Monk finit par incarner involontairement le stéréotype qu’il a créé : le miroir n’est pas seulement formel, il est existentiel et critique. Everett montre ainsi que même un écrivain brillant et lucide peut être absorbé par les systèmes culturels et sociaux qu’il critique. Enfin, la présence de l’enfant en tant qu’expérience de l’effacement transmise ou observée, montre la persistance du stéréotype au sein de la société.


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