
Entrer dans les salles de la galerie TEMPLON c’est comme se retrouver au beau milieu d’une scène figée où le temps semble s’être arrêté. Les œuvres de l’artiste belge Hans Op de Beeck nous transportent dans un autre monde, silencieux, calme, sans couleur…
C’est lors de son exposition On Vanishing à Paris que j’ai pu voir sa création de près. Mais j’avais déjà découvert son travail pour la première fois lors de la Biennale d’art contemporain de Lyon en 2022. Dans un immense hangars, l’artiste s’était emparé de l’espace pour faire une installation monumentale et totalement immersive qui m’avait beaucoup marquée. On se sentait comme dans un plateau de cinéma à la seule différence que… tout était gris!
En effet, la caractéristique principale de son travail est qu’il développe une couche grise mat recouvrant ses sculptures, installations, environnements. D’après l’artiste, il s’agit d’un gris qui fossilise les formes, comme emprisonnée dans le temps. Ainsi, ses pièces apparaissent comme faites de pierre, de plâtre pigmenté, ou comme figées dans une sorte d’instant suspendu. Je me surprends moi-même car, de manière générale, je suis beaucoup plus portée par la peinture que la sculpture et de plus, j’aime quand il y a de la couleur! Mais les sculptures de Op de Beeck ont quelque chose de fascinant. Est-ce la couleur parfaitement unifiée sans aucune trace de pinceau ? Est-ce l’effet mat qui donne envie de caresser la matière ? Est-ce les détails saisissants ? Ou l’ambiance que provoquent ces œuvres ? Sûrement un peu de tout cela.



Dans ses sculptures et installations, on a souvent cette impression que quelque chose vient de se passer. Un moment presque post-apocalyptique, le gris évoquant la cendre, la poussière, le silence, l’immobilité. De Beeck ne se contente pas de poser, ici et là, ses sculptures, c’est l’entièreté de l’espace qui devient œuvre : la scénographie, le monochrome gris s’étalant dans toutes les pièces, les jeux d’ombres et de lumières, tout cela participe également à créer une atmosphère, une œuvre d’art totale immersive. Le gris supprime la distraction de la couleur pour focaliser sur la lumière, la matière, la texture, l’ambiance. Bien qu’il utilise divers matériaux tel que le polyester, le bois, l’acier, le plâtre, le polyamide, cette « non-couleur » appliquée comme couche finale unificatrice brouille la perception de ces matières.



En éliminant la couleur, l’artiste crée un espace visuel neutre, suspendu, où l’on se détache du monde « vécu » pour glisser vers le monde « représenté ». La sculpture ne me dit pas « voici ceci », mais suscite une humeur, une émotion. Le gris fait penser à une archive, à un souvenir, à une empreinte. Le monde que l’on traverse chez l’artiste n’est pas celui de l’actualité trépidante mais plutôt celui d’un « après » : des traces, des vestiges, ou un moment juste après l’événement. Le revêtement monochrome, plutôt que d’être simplement un choix esthétique, fonctionne comme un révélateur : les plis d’une robe, le souffle d’un personnage, la silhouette d’un animal apparaissent grâce à la réflexion de la lumière sur cette surface unie. Cela crée une sorte de « peau » qui enveloppe la sculpture et en adoucie les contours.



De plus, le gris rompt le lien direct avec la réalité. Il agit comme une sorte de filtre entre le monde et le spectateur. Le spectateur ne reconnaît plus les choses immédiatement par leur couleur. Le gris crée donc une distance poétique : il transforme les objets ordinaires en apparitions. En donnant aux objets quotidiens un rendu quasiment sculptural et intemporel, il les élève : non pas en les glorifiant mais en les isolant. L’effet est celui d’un arrêt sur image. Dans le domaine de la photographie, cela me fait penser au travail de Gregory Crewdson dont les photographies en noir et blanc procurent le même effet.
« La couleur appartient trop à la vie quotidienne. En la supprimant, on entre dans un autre monde. » – Hans Op de Beeck
Deux œuvres présentes dans l’exposition montrent une petite fille allongée sur un canapé et sur un lit, en plein sommeil. Ces œuvres capturent un moment d’abandon, de repos, mais sous leur apparence sereine la ligne entre la vie et la mort est mince. La couleur grise confère un aspect presque cadavérique où l’on peut se demander si la fillette est juste en train de dormir ou si elle est morte ? Ainsi, ces sculptures questionnent également la vulnérabilité de notre condition humaine.


Une reproduction miniature de l’œuvre Danse Macabre trône au milieu de la salle. Il s’agit d’un carrousel avec pour occupant des squelettes. Le carrousel, traditionnellement objet de mouvement, de joie, de cycle, est ici immobilisé. Le gris neutralise la « fête », l’éclat, la vivacité : il reste une sorte d’écho d’un moment qui fut ou qui aurait pu être. Cela rend tangible la « pause », l’attente.




Le gris est aussi une couleur du silence, de la pause, de la méditation. Ce n’est ni le noir du deuil, ni le blanc de la pureté, mais un entre-deux, un espace mental. Il est donc un langage émotionnel qui invite à la lenteur, à la concentration.
En sommes, chez Hans Op de Beeck, le gris n’est pas une absence de couleur. Il est tout le contraire : une saturation du monde jusqu’à l’essentiel. En effaçant le rouge, le vert ou le bleu, il vide la réalité de ses évidences pour n’en garder qu’un souffle suspendu. Le gris devient matière, mémoire, poussière : il recouvre les choses comme le ferait le temps. Ce ton neutre, mat, presque cendré, agit comme un voile entre le regard et le réel. Il fait entrer le spectateur dans un espace silencieux où l’on n’observe plus, mais où l’on contemple. La couleur, inexistante, libère la forme ; la lumière, plus que jamais, devient le véritable sujet. Dans ce monde pétrifié, les figures se reposent, les objets s’oublient, et tout paraît avoir trouvé son équilibre fragile entre présence et disparition.
Si vous aimez le travail de Hans Op de Beeck, vous pouvez également lire : Gregory Crewdson : Solitude, mélancolie et corps : décryptez ses scènes photographiques étranges
