Fissurer l’histoire, faire parler la chair : quand le corps féminin devient territoire de lutte

Paula Rego, Triptych, 1998

Attention : le contenu de cet article peut heurter la sensibilité de certaines personnes et s’adresse à un public averti.

L’exposition « Between Your Teeth » (ou Entre os Vossos Dentes en portugais) est actuellement présentée au Centro de Arte Moderna Gulbenkian (CAM). Elle emprunte son titre à un poème de Hilda Hilst (1974), qui dénonçait dictature, cupidité, conquête et exploitation — thèmes réactivés par les deux artistes, Paula Rego et Adriana Varejão, à travers le corps, le pouvoir, le colonialisme et le patriarcat. 

« Beloved life, my death is long in the coming.
Say what to the man,
Propose what journey? Kings, ministers
And all of you, politicians,
What word
Besides gold and darkness
Remains in your ears?
Besides your own RAPACITY
What do you know
Of the souls of men?
Gold, conquest, profit, deceit
And our bones
And the blood of the people
And the lives of men
Between your teeth. »

– Extrait de Hilda Hilst, « Poems for the Men of Our Time »
Traduit par Alison Entrekin. Originalement publié sous « Poemas aos homens dos nossos tempos », dans Júbilo, memória, noviciado da paixão, 1974.

Les salles créent des duos thématiques entre les œuvres des deux artistes . Chaque pièce fait dialoguer violence historique, intime et pouvoir symbolique. 

Afin de mieux saisir le propos de l’exposition, penchons-nous plus en détail sur le travail des deux artistes exposées  : 

Paula Rego (1935-2022) est une artiste peintre et dessinatrice d’origine portugaise, naturalisée britannique, dont l’œuvre puissante et engagée a profondément marqué l’histoire de l’art contemporain. Son travail, principalement figuratif, est connu pour sa force narrative, son engagement féministe et sa manière de mêler l’intime et le politique.

Ses œuvres abordent des sujets comme le rôle des femmes, la sexualité, la maternité, la soumission, la violence domestique et les avortements clandestins au Portugal, dans sa célèbre série des Abortion Pastels (1998-1999), extrêmement poignante.

Rego a lutté pour la représentation des femmes dans l’art, refusant les rôles passifs qui leur sont souvent attribués. Son art est féministe sans être dogmatique, et surtout profondément humain : elle évoque la douleur, la honte, la solitude, mais aussi la résistance et la ruse.

Son œuvre qui m’a le plus marqué est sa série Abortion Pastels, dénonçant l’interdiction de l’avortement au Portugal. Le pastel est un matériau qu’elle favorise pendant une grande partie de sa carrière. La douceur du pastel contraste avec la gravité du sujet représenté. 

Elle a également produit une série de gravure, Untitled, dont elle a délibérément choisi de ne pas l’intituler en raison de son sujet, où elle représente des femmes en train de subir des avortements — des actes de sacrifice accomplis dans des environnements domestiques et cachés. Cet ensemble d’estampes, au contenu fortement politique, a été conçu dans le but de démocratiser l’accès à ces images, comme un geste d’indignation face au résultat du référendum de 1998 sur la légalisation de l’avortement au Portugal.

Adriana Varejão est une artiste brésilienne née en 1964 à Rio de Janeiro. Elle est l’une des figures majeures de l’art contemporain en Amérique latine. Son œuvre, à la fois conceptuelle, picturale et sculpturale, interroge l’histoire coloniale du Brésil, la violence, la mémoire, le métissage et les représentations du corps.

Varejão travaille l’hybridation des formes : elle mêle peinture, sculpture, installation et parfois vidéo. Son esthétique joue sur le contraste entre le beau et le macabre, entre les surfaces ornementales (azulejos, carrelages, motifs baroques) et l’évocation de la chair, du sang, de la violence. Ses créations sont très dérangeantes. Elles suscitent du dégoût, de l’horreur mais peuvent également intriguer et interroger. 

Adriana Varejão, Porto Meat Ruin, 2001

Cette artiste est surtout connue pour ses faux azulejos portugais, fissurés, éclatés, laissant apparaître des entrailles en trompe-l’œil (chair, sang, viscères). Ses murs mutilés, qui dénoncent les violences du colonialisme. Ses œuvres où le corps est morcelé, déconstruit, traité comme territoire ou matériau. Les azulejos, très présents dans l’architecture coloniale, deviennent chez elle des symboles de façade qui dissimulent la violence de l’histoire.

Adriana Varejão, Talavera Meat Ruin I, 2021

Elle explore également l’histoire du Brésil, colonie portugaise, en mettant en scène les blessures laissées par l’esclavage, la domination, les échanges culturels forcés. Elle interroge l’identité brésilienne, marquée par le croisement des cultures européennes, africaines et indigènes.

Ceci est particulièrement criant dans l’œuvre Bastard Son II (Cena de interior) de 1997. Elle reprend une oeuvre du peintre et voyageur Jean-Baptiste Debret qui représente les violences/abus sexuelles et violes que subissaient les esclaves et indigènes par les colons. L’œuvre arbore une plaie sanglante en plein milieu qui évoque également un vagin, en écho avec la scène de droite. Elle dénonce ainsi le rapport colonial brutal spécialement envers les femmes noires et les Autochtones. Varejão reprend souvent des oeuvres de Debret, qui a documenté la vie et les coutumes au Brésil au début du XIXe siècle. Elle transforme la vision « documentaire » de Debret en une critique frontale.

Adriana Varejão, Bastard Son II (Cena de interior), 1997

Dans la section « I was Land, a Womb, a Torn Sail », l’œuvre Map of Lopo Homem (1992) représente une carte ouverte comme une plaie sanglante : un rappel de la conquête violente. Nous pouvons également y voir en bas à gauche une fissure à moitié recousue évoquant les cicatrices post-césariennes, sachant qu’en anglais « Womb » signifie utérus.

Le corps, chez Varejão, est fragmenté, découpé, analysé comme un terrain de conflit. Elle détourne parfois le langage médical ou anatomique pour évoquer les violences historiques infligées aux corps racisés et colonisés.

Les œuvres Tongues (1998) représentent des fragments de murs à la chair tranchée, comme des blessures ouvertes.

Adriana Varejão, Tongues, 1998

La langue — organe du corps associé à la fois à la parole et au désir — jaillit de cette surface rigide et ornementale, franchissant la frontière entre ce qui est contenu et ce qui s’exprime.

En face de ces Tongues, Paula Rego détourne l’iconographie médicale de l’hystérie pour interroger le regard masculin pathologisant porté sur le corps féminin. En représentant une femme dans diverses postures, elle en fait un sujet actif qui résiste à sa propre objectification. Le corps devient un lieu de tension entre domination et émancipation, fragilité et puissance.

Paula Rego, In Possession, 2004

Il est également intéressant de s’arrêter sur la mise en espace évocatrice, là où l’environnement muséal devient une matière vivante, un corps presque vulnérable. Conçue par Daniela Thomas, la scénographie joue sur les ruptures : espaces labyrinthiques, fissures dans les murs, tension entre intérieurs denses et extérieurs nus — la chair se dévoile, la peau se fissure, la violence s’immisce. 

Les sections se présentent comme des blocs blancs dépouillés de l’extérieur. Deux blocs sont décorés à l’intérieur d’une tapisserie rouge sanglante, le sang étant un élément récurent chez Varejão.

Leurs œuvres sont choquantes et violentes à la hauteur des sujets qu’elles abordent et dénoncent. Il est certain que nous ressortons pas indifférent de cette exposition : elle bouscule, émeut, interroge le colonialisme, le genre, la mémoire, la violence sociale.

Adriana Varejão, Wall with incisions à la Fontana (Triptych), 2002

Si nous ne pouvons pas revenir en arrière pour changer les choses, il est de notre devoir de ne pas ignorer les atrocités de l’histoire et de leur donner la visibilité qu’elles méritent. 

Et toi, que t’inspirent les œuvres de Rego et Varejão ?


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