
J’ai visité l’exposition All About Love de Mickalene Thomas, présentée à la Hayward Gallery de Londres (11.02.2025 – 05.05.2025) et ce n’est pas surprenant que ce soit une de mes expositions favorites de l’année avec tous ces strass! (Une amie ne m’a pas surnommé « Laura Bling-Bling » pour rien). Cette exposition constitue la première grande rétrospective de l’artiste américaine au Royaume-Uni. Elle rassemble plus de deux décennies de créations, incluant peintures, collages, photographies, vidéos et installations immersives, pour célébrer la beauté, la complexité et la résilience des femmes noires. Le titre de l’exposition rend hommage à l’ouvrage éponyme de la penseuse féministe bell hooks, publié en 1999, dans lequel l’autrice insiste sur l’importance de vivre toutes les formes d’amour au sein d’un réseau élargi de personnes, soulignant que l’amour que nous créons en communauté nous accompagne partout où nous allons.



Mickalene Thomas est une artiste afro-américaine contemporaine née en 1971 à Camden, New Jersey. Elle est reconnue pour ses œuvres audacieuses mêlant peinture, collage, photographie et installations, explorant des thèmes tels que l’identité, la race, le genre et la sexualité. Ses compositions vibrantes et texturées, intégrent des strass, des paillettes, de l’acrylique et des motifs textiles inspirés des années 1970. Ses œuvres présentent des portraits monumentaux de femmes noires dans des poses inspirées de l’art classique, mais réinterprétées avec une esthétique contemporaine et des motifs inspirés de la culture afro-américaine. Elle s’inspire notamment de l’artiste Carrie Mae Weems et de l’esthétique du mouvement Blaxploitation.



L’œuvre de Thomas célèbre la beauté et la complexité des femmes noires, remettant en question les normes traditionnelles de représentation. Son art est une exploration de l’amour, du loisir et de la joie. Qu’elle représente sa mère, d’anciens partenaires, des amis ou des chanteuses et écrivaines célèbres qu’elle admire, Thomas invite le spectateur dans un monde d’intimité et de connexion à travers ces récits profondément personnels. Parmi les pièces marquantes de l’exposition figure Mama Bush: (Your Love Keeps Lifting Me) Higher and Higher, un portrait vibrant de sa mère, Sandra Bush, ancienne mannequin et muse de l’artiste. Son travail explore également les dynamiques du regard féminin et queer, offrant une perspective alternative à la représentation des femmes dans l’art.

Mickalene Thomas, Mama Bush: (Your Love Keeps Lifting Me) Higher and Higher, 2009
L’artiste considère sa mère comme sa muse pionnière : « Tout a commencé lorsque j’étais enfant, quand j’ai reconnu la beauté et le désir à travers la manière dont le monde réagissait à la beauté de ma mère. Ma compréhension de la complexité du désir a débuté avec la manière dont je me percevais en relation avec ma mère. J’ai pris conscience d’un désir de devenir la femme qu’elle espérait que je devienne. »
Nombre des œuvres de Thomas réinterprètent des moments iconiques de l’histoire de l’art européen, plaçant les femmes noires au premier plan de compositions célèbres telles que La Grande Odalisque, Le Déjeuner sur l’Herbe et Le Sommeil.
Afro Goddesses
Les femmes représentées en début d’exposition sont les muses de l’artiste, issues de son cercle d’amies, de membres de sa famille, de compagnes et de modèles engagés. Thomas travaille souvent avec les mêmes femmes pour créer de nombreuses œuvres sur plusieurs années. Elle dit de ses muses qu’elles sont des personnes profondément connectées à leur propre beauté, rayonnant à la fois d’audace et de vulnérabilité.
Le processus créatif de Thomas commence par des séances photo de ses muses dans des décors sur mesure, aménagés dans son atelier à Brooklyn. Ces photographies servent de base à des peintures réalisées à l’huile, à l’acrylique et à l’émail, enrichies de strass multicolores et scintillants. Choisis à l’origine par l’artiste comme des alternatives abordables à la peinture à l’huile, ces matériaux sont devenus sa signature. Ils accentuent le glamour de ses muses tout en reflétant les thèmes de ses œuvres, tels que le masquage et les superpositions, le fait de se parer et de sublimer sa beauté.
Mickalene Thomas, A Little Taste Outside Of Love, 2007
Au XVIIIe siècle, l’expansion coloniale européenne a permis aux artistes de découvrir la culture de l’Empire ottoman, et le thème du harem est devenu central dans de nombreuses œuvres. Des artistes comme Jean-Auguste-Dominique Ingres ont commencé à peindre l’odalisque (ou servante du harem) dans des poses alanguies et allongées, comme on peut le voir dans son tableau La Grande Odalisque (1814).
Ici, Thomas réinterprète l’odalisque, la sortant du domaine du fantasme masculin pour la placer dans un espace de respect mutuel et de confiance entre deux femmes — l’artiste et le modèle.

Les intérieurs domestiques servent de toile de fond à de nombreuses œuvres de Thomas : comme environnements dans lesquels ses sujets prennent place lors de séances photo, comme arrière-plans de ses peintures et, dans cette exposition, comme installations physiques recréant des pièces inspirées de ses souvenirs d’enfance, en particulier ceux des maisons de sa mère et de sa grand-mère dans les années 1970.
Ces espaces, ornés de papiers peints colorés et de textiles vintage, offrent un cadre chaleureux et nostalgique aux œuvres exposées. De la musique jouée par le saxophoniste Najee avec les titres « Sweet Love » et « Gina » nous plonge vraiment dans l’ambiance.
« Le salon est l’endroit où l’imaginaire noir devient visible », écrit la poétesse Elizabeth Alexander dans The Black Interior. Elle suggère que la maison détient une signification sacrée pour les Afro-Américains, confrontés à l’impermanence des lieux due à l’esclavage, à la ségrégation et à la gentrification.



Les Strass
Ce qui me plaît particulièrement dans le travail de Thomas c’est l’intégration de strass conférant une dimension très glamour à ses œuvres.



Elle utilise ces strass pour plusieurs raisons esthétiques, symboliques et conceptuelles. Côté esthétique, les strass ajoutent de l’éclat et de la texture, rendant ses œuvres visuellement captivantes. Ils contrastent avec les aplats de peinture et attirent le regard. Ils rappellent l’esthétique kitsch et glamour des années 1970, notamment des intérieurs afro-américains et des représentations de la féminité dans les médias.


Concernant les symboliques, les strass subliment les portraits de femmes noires, soulignant leur présence et leur dignité. Pour Thomas, il s’agit de redonner de la visibilité et de la valeur aux femmes afro-américaines souvent marginalisées dans l’art.


De plus, les strass, bien que souvent associés à des matériaux bon marché, sont utilisés par Thomas pour défier l’idée que la beauté ou le luxe sont exclusivement réservés aux classes dominantes.
Enfin, en utilisant des matériaux souvent jugés « vulgaires » ou « artificiels », Thomas remet en cause les conventions de l’art classique occidental.
Collage
Qu’il s’agisse de superposer des tissus à motifs dans ses décors photographiques ou de découper et réagencer des images selon la technique du papier collé, le collage est un élément central dans tous les médiums que Thomas utilise.
« Le collage est ma manière de créer la forme et la composition. C’est un moyen de modifier, de perturber et de déconstruire — de créer un espace complexe en déconstruisant la profondeur du champ d’illusion » – Mickalene Thomas



Thomas puise son inspiration pour ses collages dans une grande variété de sources. Elle fait référence à Romare Bearden (1911-1988) et Faith Ringgold (1930-2024), qui ont utilisé cette technique comme un moyen expressif d’explorer leurs expériences d’Afro-Américains au XXe siècle. Elle est également influencée par les modernistes européens, notamment Pablo Picasso (1881-1973) et Henri Matisse (1869-1954).


Thomas s’inspire aussi de l’érotisme noir tel qu’il apparaissait dans les magazines populaires des années 1970. En mêlant des archives du passé et du présent, elle invite le public à réfléchir sur la manière dont les représentations visuelles des femmes noires ont perduré ou évolué au cours des cinquante dernières années.
Quelques œuvres de l’exposition détaillées

Mickalene Thomas, Din avec le miroir dans la main et jupe rouge, 2023
Le titre de cette œuvre fait référence au miroir de poche et à la jupe rouge portés par Din, l’une des muses de longue date de Thomas. Din occupe le centre de la toile, entourée d’un intérieur somptueux fait de textiles à motifs. On a l’impression que le spectateur surprend un moment privé, intime.
Bien que Din tienne le miroir nonchalamment dans sa main droite, elle n’a pas besoin de s’y regarder pour reconnaître sa propre beauté. Au lieu de cela, elle fixe directement le spectateur avec assurance et élégance.
Mickalene Thomas, Sleep: Deux femmes noires, 2012
Cette œuvre fait écho à Le Sommeil (1866), une peinture de l’artiste français Gustave Courbet représentant deux femmes blanches dans une étreinte sensuelle.
La réinterprétation de Thomas présente deux femmes afro-américaines allongées dans un paysage en collage composé d’arbres verdoyants. Contrairement à l’intimité d’une chambre chez Courbet, Thomas intègre ses sujets dans un paysage naturel, reflétant ainsi son désir de représenter l’amour entre femmes noires comme quelque chose de naturel et dénué de honte.


Mickalene Thomas, Afro Goddess Looking Foreward, 2015
Dans cette peinture, Thomas se place sous les projecteurs à la fois en tant qu’artiste et muse. En s’inspirant d’un autoportrait photographique pris en 2006, l’artiste se représente dans une pose détendue, rayonnante d’aisance et de confiance.
Mickalene Thomas, Le Déjeuner sur l’herbe: les Trois Femmes Noires avec Monet, 2022
Au XIXe et au début du XXe siècle, le temps de loisir — tel qu’il était apprécié par les hommes bourgeois — est devenu un sujet populaire chez les artistes. Le Déjeuner sur l’herbe, une scène peinte d’abord par Édouard Manet (1832-1883), puis par Claude Monet (1840-1926), représentait à l’origine deux hommes profitant d’un pique-nique en forêt, accompagnés de deux femmes nues. Dans cette œuvre en collage, Thomas réimagine ce sujet iconique, en conférant le rôle privilégié des personnages masculins à son propre trio de muses. Sa peinture agit à la fois comme une réponse critique au chauvinisme de l’histoire de l’art traditionnelle, et comme une célébration de la sororité noire et de la joie.


Mickalene Thomas, Jet Blue #15, 2020
Publié pour la première fois en novembre 1951, Jet était un magazine hebdomadaire créé par John H. Johnson pour pallier le manque de représentation des Afro-Américains dans les médias grand public.
Jet, ainsi que son magazine sœur Ebony, ont servi de porte-voix au Mouvement des droits civiques, tout en célébrant et en mettant en lumière la vie, la beauté et la mode noires. Depuis 2017, Thomas intègre dans ses œuvres des images d’archives issues des calendriers de nus publiés par Jet, qu’elle démonte et reconstruit par le biais du collage.
Mickalene Thomas, June 1976, 2022
Le calendrier Jet, prolongement des magazines Ebony et Jet de Johnson Publishing, célébrait ouvertement la nudité partielle féminine, tout en reflétant les interdictions et normes sociétales liées à la censure. Le corps de la femme n’était jamais entièrement dévoilé, et les créateurs du calendrier trouvaient des moyens ingénieux de dissimuler la nudité du modèle.
Dans sa série Jet, Thomas fait référence à cette censure et joue avec elle, utilisant la pixellisation comme si les images étaient affectées par des interférences numériques. Par endroits, la pixellisation dissimule le corps. Dans June 1976, les pixels floutés s’accumulent au centre de la toile, au point que le modèle semble presque disparaître.

Thomas a créé la série Wrestlers pour explorer les multiples facettes d’elle-même.
Toutes les figures représentées dans les peintures sont des incarnations de Thomas, mettant en scène l’artiste Kalup Linzy dans le rôle de son jumeau. Une seule face est visible dans ces œuvres : celle de l’artiste. Elle considère cette série comme une forme d’autoportrait, incarnant les conflits intérieurs entre nos multiples identités au sein de la société.
Les figures, enlacées dans un corps-à-corps, brouillent les frontières entre plaisir érotique et douleur, lutte et tendresse, domination et soumission — autant d’expressions du désir. Les justaucorps à imprimé tigre et zèbre portés par les lutteurs peuvent être interprétés comme une critique des représentations stéréotypées et exploitantes de la force et de la sensualité des femmes noires.



