Hommage à Ernest Cole : l’objectif subversif de l’apartheid

© Ernest Cole, New York, 1967

Ernest Cole est l’un des premiers photographes noirs sud-africains à avoir documenté, de l’intérieur, la brutalité du régime d’apartheid. Grâce à un regard à la fois sensible et radical, il a su capter les humiliations, la ségrégation et la dignité des opprimés. Son œuvre photographique, rare et précieuse, constitue aujourd’hui un témoignage essentiel de cette période sombre de l’histoire sud-africaine. Mais qui est réellement Ernest Cole ? Retour sur son parcours photographique.

Une vocation précoce dans une société cloisonnée

Né en 1940 à Pretoria, en Afrique du Sud, Ernest Cole grandit dans un environnement profondément marqué par les lois ségrégationnistes. Dès son adolescence, il se passionne pour la photographie et rejoint le magazine Drum, un média influent qui réunit alors plusieurs figures intellectuelles et artistiques noires.

Refusant de se soumettre aux lois de l’apartheid, il modifie son statut racial sur ses papiers d’identité – en changeant son nom Kole (un nom africain) en Cole (un nom métis ou blanc) – afin de circuler plus librement et documenter la réalité du quotidien noir en Afrique du Sud. Cette audace marque le début d’un travail de terrain à haut risque, mené avec un appareil photo souvent dissimulé, durant les années 1960.

House of Bondage : un cri visuel contre l’injustice

En 1966, contraint à l’exil, Ernest Cole s’installe à New-York, aux États-Unis, où il publie House of Bondage (Maison des Servitudes), un ouvrage bouleversant rassemblant ses clichés les plus poignants. À travers ses photographies en noir et blanc, il montre la ségrégation dans les transports, les écoles, les hôpitaux, mais aussi la violence symbolique et physique exercée sur les populations noires.

Ce livre, censuré en Afrique du Sud à sa sortie, est l’un des témoignages visuels les plus forts de l’apartheid. Cole ne cherche pas le sensationnalisme, mais plutôt la vérité nue, captée dans des regards, des postures, des scènes du quotidien qui révèlent l’inhumanité du système. Chroniquer la misère, l’injustice, la cruauté devient son quotidien. Des images déchirantes montrent de jeunes enfants dans une précarité extrême et livrés à eux-mêmes, tentant de survivre dans la rue.

« Dans les regards, les gestes, j’ai essayé de trouver du sens là où il y en avait plus » – Ernest Cole

La désillusion américaine

Alors qu’il pensait découvrir un nouveau monde de liberté et d’égalité, de New-York au sud des États-Unis, une réalité s’est vite imposée : il se heurte également au racisme, à la violence et à l’inégalité faite à l’égards des personnes noires.

« J’étais déconcerté de découvrir un racisme des Blancs si prononcé en Amérique » – Ernest Cole

Cole est commissionné par la Fondation Ford pour photographier l’expérience des Noirs dans le Sud rural et le Nord urbain mais ne remet pas les photographies. Il voit à New-York, une chose qu’il n’aurait jamais pu voir en Afrique du Sud : les couples interraciales. Avec l’abolition officielle de la ségrégation raciale aux États-Unis, à la fin des années 1960, les Noirs et les Blancs peuvent enfin se mettre ensemble impunément. Fasciné, Cole va en faire un sujet photographique en prenant des clichés de ces couples mixtes.

« En Afrique du Sud, j’avais peur de me faire arrêter….dans le sud de l’Amérique, j’avais peur de me faire tuer » – Ernest Cole

Ceci n’a pas pour autant découragé Cole à photographier. Il n’a jamais cessé malgré les risques. 

Une fin tragique et un héritage redécouvert

Après la publication de House of Bondage, la vie d’Ernest Cole devient plus incertaine. Malgré quelques projets photographiques aux États-Unis et en Europe, il demeure un artiste peu visible et méconnu dans son vivant. Dans les années 1970, il abandonne la photographie et finit par sombrer dans la précarité. À plusieurs reprises, en proie à la solitude, l’isolement et la dépression, Cole a voulu retourner dans son pays d’origine mais sans succès car son visa lui était refusé. Même après l’annonce de sa mort imminente (un cancer du pancréas), il n’a pas eu l’autorisation d’y retourner pour la fin de ses jours car il n’était plus considéré comme citoyen d’Afrique du Sud. Ainsi, il meurt en exil à New-York en 1990, quelques mois avant la libération de Nelson Mandela.

Ce n’est que récemment, en 2017, que son œuvre a été redécouverte et valorisée, notamment grâce à l’archivage de 60’000 négatifs retrouvés dans le coffre d’une banque en Suède. Aujourd’hui, son travail est exposé dans les plus grands musées et célébré pour sa portée historique, artistique et politique.

En effet, rien que depuis l’année passée j’ai pu voir trois expositions sur son travail réalisé en Afrique du Sud : Ernest Cole: House of Bondage à The Photographer’s Gallery de Londres, Ernest Cole: House of Bondage: Vintage works from the Ernest Cole Family Trust – Part 1 à la Goodman Gallery de Londres et Ernest Cole: House of Bondage: Vintage works from the Ernest Cole Family Trust – Part 2 à la Magnum Gallery de Paris.

Affiche du documentaire, © Trigon-film

Dans le cadre d’une rétrospective sur le réalisateur haïtien Raoul Peck, j’ai également vu la projection du documentaire Ernest Cole : Lost and Found (2024) à la Cinémathèque de Lausanne. Il documente le travail du photographe, notamment sa vie en exil à New-York. Raoul Peck nous raconte de manière poignante les errances d’Ernest Cole, ses tourments d’artiste et sa colère au quotidien, face au silence ou à la complicité du monde occidental devant les horreurs du régimes de l’apartheid.

Conclusion

Ernest Cole fut un photographe clandestin de la vérité, un artiste courageux dont le regard a su braver la censure et la peur pour révéler l’injustice. Son œuvre, longtemps méconnue, résonne aujourd’hui comme un appel à la mémoire et à la vigilance face aux systèmes d’oppression. À travers ses images, il a offert une voix à ceux que l’apartheid voulait réduire au silence.

Toutes les photographies de cet article, sauf mention contraire, ont été prises par Ernest Cole que j’ai collecté lors de mes visites d’exposition.


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