Au-delà des mots : « Ma Rainey’s Black Bottom » et la puissance brute des métaphores visuelles au cinéma

Une métaphore visuelle au cinéma est une image ou une mise en scène qui transmet un message, une idée ou une émotion de manière indirecte, sans passer par les dialogues ou une explication explicite. Elle fonctionne comme une figure de style visuelle, où un élément symbolise quelque chose d’autre. Les réalisateurs et réalisatrices utilisent ces métaphores pour enrichir la narration et donner du sens sans forcément passer par les mots.

Quelques exemples de métaphores visuelles :

L’ombre qui grandit : Pour montrer la montée en puissance d’un personnage, son ombre projetée sur un mur peut sembler gigantesque, évoquant sa domination ou sa menace.

Bigger Than Life (Nicholas Ray, Etats-Unis, 1956)

Un oiseau en cage : Peut représenter un personnage emprisonné, que ce soit physiquement ou mentalement.

Bird Box (Susanne Bier, Etats-Unis, 2018)

Un miroir brisé : Peut symboliser une identité fracturée, un trouble psychologique ou une perte de repères.

The Neon Demon (Nicolas Winding Refn, USA/Belgique/Danemark/France, 2016)

La météo et l’état émotionnel : Un ciel orageux peut refléter la colère ou la tension, tandis qu’un soleil éclatant peut évoquer l’espoir ou la renaissance.

Les couleurs : Un éclairage rouge peut suggérer le danger ou la passion, tandis qu’un bleu froid peut évoquer la solitude ou la tristesse.

Les éléments de décor : L’affiche médicale dans le métro suggère l’addiction que subit le protagoniste, le jeu de fléchettes illustre la position du personnage qui est pris pour cible, la superposition de la tête d’Esther sur l’eau évoque l’idée de submersion.

A Star Is Born (George Cukor, Etats-Unis, 1954)

Ma Rainey’s Black Bottom : un destin tragique derrière la porte

Ma Rainey’s Black Bottom est un film de 2020 réalisé par George C. Wolfe, adapté de la pièce de théâtre du même nom écrite par August Wilson en 1982. C’est un drame puissant qui explore les dynamiques raciales, le pouvoir, l’ambition et l’exploitation des artistes noirs dans l’Amérique ségrégationniste des années 1920.

L’histoire se déroule en 1927 à Chicago, lors d’une session d’enregistrement avec la légendaire chanteuse de blues Ma Rainey (interprétée par Viola Davis). Alors que Ma impose sa volonté face aux producteurs blancs qui veulent exploiter sa musique, des tensions éclatent entre les musiciens, notamment entre le jeune trompettiste ambitieux Levee (joué par Chadwick Boseman) et les membres plus âgés du groupe.

Levee, talentueux mais arrogant, rêve de composer sa propre musique et d’échapper à la domination des producteurs blancs. Cependant, il va se heurter à un système qui ne reconnaît pas la valeur des artistes noirs autrement que pour en tirer profit. Son rêve d’émancipation se transforme en frustration et en tragédie.

Une scène du film m’a particulièrement marquée. En effet, tout au long du film, Levee tente d’ouvrir une porte fermée à clé qui se trouve dans la pièce où il répète avec les autres musiciens. La personne qui m’accompagnait dans le visonnage du film et moi-même, nous nous demandions pourquoi ce personnage insistait-il autant à ouvrir cette porte, nous ne comprenions pas au premier abord. Puis, à l’issu dans son entreprise, nous sommes restés perplexes, en ayant la même réaction un peu amusée « Quoi, tout ça pour ça ?! ». A la fin du visionnage, la personne qui m’accompagnait n’avait toujours pas saisi la signification de cette scène mais moi, ayant fait des études de cinéma et appris à analyser des films, je savais que ce n’était pas anodin et que le réalisateur essayait de transmettre un message.

Après réflexion, voici ce que cela suggère :

Cette scène de seulement 15 secondes que nous allons découvrir plus tard est une métaphore puissante qui reflète le destin tragique de Levee et, plus largement, la condition des Afro-Américains dans un système oppressif.

Tout au long du film, Levee est présenté comme un personnage plein d’ambition, de talent et de colère. Il aspire à écrire sa propre musique, à s’imposer dans l’industrie musicale et à ne plus subir l’autorité des Blancs qui exploitent les artistes noirs. La porte qu’il essaie d’enfoncer symbolise les obstacles invisibles et systémiques qui lui barrent la route vers le succès et la reconnaissance.

Ceci est également renforcé par les dialogues. Bien qu’une métaphore visuelle peut se passer de mots, il est intéressant de souligner qu’à chaque fois que Levee tente d’ouvrir la porte, il est en débat et en confrontation avec les autres musiciens. Ce que dit Levee est un message plus large et subtile sur la condition des Afro-Américains. 

La première occurrence apparaît à [8’44 »], Levee dit alors « C’est pas vrai ! Ils ont tout changé ici. Ils ne savent plus quoi inventer pour nous embêter », s’ensuit un dialogue avec un autre musicien (Toledo) et Levee poursuit : « […] Je te parle de la pièce où on est moi, […] je te parle simplement de ce que je vois, […] cette porte, tu la vois ? Avant elle n’était pas là ».

La deuxième occurrence apparaît à [19’19 »], cette fois-ci il dit en même temps « Je peux vous dire que dans pas longtemps ce ne sera plus moi l’andouille.  Puis sur un ton ironique, en rétorquant à un des musiciens « D’accord je suis personne, faites pas attention à moi, je suis personne ».

La troisième fois, à [64’04 »], Levee tente à nouveau d’ouvrir en disant « La vie elle ne vaut rien du tout, tu la fourres dans ta poche et tu te balades avec, la vie elle n’a pas de courage, et la mort ? Elle a du style la mort, elle vient te botter le cul et tu maudis le jour où tu es venu au monde. Elle rigole pas la mort, mais la vie ça se contrôle, la vie c’est rien du tout, comment tu peux dire que la vie est juste quand t’as pas un radis en poche ? ».

Lors de la scène qui précède la dernière occurrence, Levee se fait virer du groupe par la chanteuse Ma Rainey. Il sort de la pièce en leur disant « Vous croyez que ça m’inquiète d’être viré ? Je m’en fiche complètement. En fait, vous me rendez service. Je suis viré, tant mieux! C’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver. Je vous enmerde tous ». 

Lorsqu’il parvient enfin à forcer la porte à [74’45 »], il ne découvre pas la liberté espérée, mais un espace clos, une cour minuscule entourée de hauts murs, sans issue. Cette image traduit de manière saisissante l’impasse dans laquelle il se trouve : il croyait qu’en brisant un obstacle, il accéderait à un nouvel horizon, mais il se retrouve simplement dans un autre type de prison.

Cette scène souligne donc le piège du système raciste qui donne l’illusion d’une ouverture pour, en réalité, maintenir les individus marginalisés enfermés dans des structures d’oppression. Elle annonce aussi le destin tragique de Levee, qui finit par commettre un acte de violence inutile et autodestructeur, illustrant la rage refoulée et la frustration accumulée face à cette oppression.

En fin de compte, Ma Rainey’s Black Bottom, au-delà d’un drame musical, est un film engagé qui met en lumière l’héritage du blues, l’injustice raciale et les luttes des artistes afro-américains pour se faire entendre dans un monde qui cherche (paradoxalement) à les réduire au silence.

Finalement, c’est cela que j’adore avec les films, c’est qu’un détail, un décor, une parole, un geste, un espace, une scène peut sembler anodin ou hasardeux mais, en réalité, est empreint d’une signification beaucoup plus large et profonde. C’est l’art de dire beaucoup de choses avec peu, l’art de la métaphore visuelle et cela est très puissant.  


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