Kerry James Marshall, Amy Sherald et Ekene Stanley : au-delà de la couleur, une humanité

Kerry James Marshall, Amy Sherald, et Ekene Stanley sont trois artistes contemporains qui, bien que venant de contextes culturels différents, partagent des thèmes communs dans leurs travaux respectifs, notamment la réinvention de la représentation des corps noirs, la critique des conventions historiques de l’art, et l’engagement avec des récits d’identité. Les trois artistes utilisent des techniques picturales distinctes pour souligner leurs thèmes. Marshall opte pour des compositions riches en détails avec une utilisation audacieuse des couleurs. Sherald préfère des fonds épurés et des palettes restreintes qui mettent en valeur la figure humaine, tandis que Stanley combine des couleurs vibrantes avec des tons blancs semi-transparents pour créer un effet visuel unique.

Ainsi, s’il y a bien un aspect qui interpelle chez leurs personnages, c’est la représentation irréaliste de la couleur de la peau, en utilisant respectivement du noir intense, du gris et du blanc. Nous allons décortiquer un peu plus en détail le travail de chaque artiste pour en découvrir la démarche.

Kerry James Marshall : rendre visible l’invisible

Kerry James Marshall est un artiste contemporain américain reconnu pour ses peintures, ses installations et ses œuvres graphiques, qui explorent les thèmes de l’identité noire, de l’histoire, de la représentation et de la culture. Né en 1955 à Birmingham, Alabama, il a grandi dans le contexte de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, ce qui a fortement influencé son travail. Il est particulièrement connu pour ses représentations saisissantes de personnages noirs, souvent dans des scènes de la vie quotidienne, tout en s’engageant dans un dialogue critique avec l’histoire de l’art occidental.

La particularité la plus marquante du travail de Kerry James Marshall est sa représentation des personnages noirs. Dans ses œuvres, Marshall peint des figures noires avec des peaux très sombres, presque d’un noir absolu. Ce choix esthétique est à la fois une affirmation de la beauté et de la présence des corps noirs, et une critique de leur sous-représentation historique dans l’art occidental. Traditionnellement, les figures noires ont été soit absentes, soit marginalisées dans l’histoire de l’art. Marshall inverse cette tendance en plaçant les personnages noirs au centre de ses compositions, leur conférant une dignité et une visibilité puissantes.

Le roman de Ralph Ellison « Invisible Man » de 1952, raconte l’histoire d’un narrateur noir anonyme partant à la recherche de sa vraie identité et clamant « Je suis invisible, simplement parce que les gens refusent de me voir ». Après avoir lu ce roman, ce sentiment résonne chez Marshall et il commence dès lors, à travailler sur une série de peintures qui explore l’idée d’être simultanément présent et absent.

Il engage un dialogue avec l’histoire de l’art en réinterprétant et en réappropriant les styles, les techniques et les sujets des grands maîtres de la peinture européenne. Il s’inspire de genres classiques tels que le portrait, la scène de genre, et la peinture d’histoire, mais les revisite avec un regard critique sur la manière dont les Noirs ont été exclus de ces récits artistiques. Par exemple, il recrée des scènes classiques en y intégrant des personnages noirs, les insérant ainsi dans des contextes historiques et culturels dont ils ont été systématiquement écartés.

Marshall représente également souvent des scènes de la vie quotidienne dans des communautés noires, abordant des thèmes comme la famille, l’amour, la foi, et la communauté. Il place ces scènes dans des environnements qui mettent en valeur la richesse culturelle et l’expérience noire américaine. Par exemple, il a peint des œuvres représentant des quartiers résidentiels afro-américains, des scènes de barbershops (salons de coiffure), ou encore des célébrations communautaires. Ces scènes, bien que parfois idéalisées, montrent une normalité et une humanité souvent négligées dans les représentations médiatiques et artistiques dominantes.

Ses œuvres sont également porteuses d’une critique sociale et politique. Il aborde des questions telles que la violence, la ségrégation, le racisme systémique et les inégalités sociales. Par exemple, dans sa série « Souvenir » (1997), il rend hommage aux martyrs du mouvement des droits civiques, combinant des éléments visuels de la propagande politique et des souvenirs personnels pour évoquer à la fois la lutte et le souvenir des figures clés de cette époque.

Il utilise une palette de couleurs vive et des compositions élaborées qui attirent l’œil et invitent à une réflexion plus profonde sur les sujets représentés. Le noir intense de ses personnages crée un fort contraste avec les fonds souvent colorés, ce qui renforce l’impact visuel et émotionnel de ses œuvres.

Amy Sherald: poser dans toute son individualité

Amy Sherald est une artiste contemporaine américaine reconnue pour ses portraits stylisés de personnes noires. Née en 1973 à Columbus, en Géorgie, Sherald a acquis une renommée internationale pour son approche unique du portrait, qui met en lumière des individus noirs avec une attention particulière à la dignité, à l’humanité et à la diversité des expériences noires. Elle est surtout connue pour avoir réalisé le portrait officiel de l’ancienne Première Dame Michelle Obama en 2018, qui a été salué pour sa réinvention du portrait officiel à travers son approche unique et moderne.

À la différence de Marshall, le travail d’Amy Sherald se concentre presque exclusivement sur le portrait. Ses œuvres sont également marquées par une exploration profonde de l’identité, de la culture et de la représentation noire. Contrairement à de nombreux portraits classiques, qui peuvent insister sur le statut social ou l’importance historique des sujets, Sherald choisit de représenter des personnes noires ordinaires dans des poses qui suggèrent une élégance tranquille et une introspection. Elle cherche à redéfinir la manière dont les personnes noires sont perçues et représentées dans l’art, en les présentant avec une simplicité et une humanité qui transcendent les stéréotypes.

Une des particularités les plus remarquables de l’œuvre de Sherald est l’utilisation de couleurs non réalistes pour la peau de ses sujets. Elle peint souvent la peau de ses personnages dans des tons de gris, plutôt que d’utiliser des couleurs naturalistes. Ce choix esthétique a plusieurs significations :

Décentrage de la race :
En utilisant des tons de gris, Sherald déplace le focus du spectateur loin de la question raciale immédiate pour se concentrer sur l’individualité et l’universalité de ses sujets. Cela permet de contourner les connotations souvent associées à la couleur de peau et d’encourager une contemplation plus nuancée des sujets.

Référence historique et symbolique :
Les tons gris peuvent également être interprétés comme une référence à la photographie en noir et blanc, qui a longtemps été un moyen de documentation des communautés noires. Cela relie son travail à une histoire plus vaste de la représentation visuelle des Noirs en Amérique.

En outre, les sujets de Sherald sont souvent représentés dans des vêtements contemporains, mais ils sont placés dans des contextes épurés et minimalistes, qui les isolent du temps et de l’espace spécifiques. Cela crée un effet intemporel qui met en avant la figure humaine de manière centrale. Les expressions des sujets sont souvent calmes, presque méditatives, ce qui renforce le sentiment d’introspection et de dignité. Les couleurs vibrantes de leurs vêtements contrastent avec les teintes grises de la peau, créant un effet visuel distinctif et frappant.

À travers ses portraits, Sherald explore la complexité de l’identité noire, en refusant de s’engager dans des récits unidimensionnels sur la race. Elle montre la diversité des expériences noires, en choisissant des sujets qui représentent différentes strates de la société. Son travail met en lumière des individus souvent invisibles dans l’art traditionnel, leur accordant une place centrale et les célébrant dans toute leur humanité.

Ekene Stanley: transcender les frontières raciales

Ekene Stanley Emecheta est un artiste nigérian autodidacte, né en 1994, qui vit et travaille à Lagos. Son travail se distingue par une technique où il élimine délibérément la couleur de la peau des protagonistes dans ses peintures. À l’instar des portraits d’Amy Sherald, cette approche permet de détourner l’attention du spectateur de la couleur de la peau pour se concentrer sur l’essence, la posture, et l’aura des figures représentées. Cela crée une représentation plus universelle de l’humanité, libérée des limites imposées par les conventions sociales autour de la couleur de la peau.

Les œuvres de Stanley sont souvent figuratives, utilisant une palette de couleurs vibrantes sur lesquelles il peint en blanc semi-transparent. Cette méthode renforce l’idée que ses sujets transcendent les frontières raciales et culturelles, invitant les spectateurs à explorer des dimensions plus profondes de l’identité humaine. Son travail amène à des conversations, suscite des émotions et invite les observateurs à réfléchir sur l’essence même de ce qui fait de nous des êtres humains.

Inspiré par des artistes tels que Titus Kaphar et Kerry James Marshall, Stanley cherche à créer des œuvres qui inspirent l’unité, préservent l’histoire, et capturent la beauté des moments dans le temps. Ses peintures sont un moyen de transmettre des messages puissants tout en laissant au spectateur la liberté d’interpréter ces messages selon leur propre perspective​.

En somme, bien que leurs approches techniques et esthétiques diffèrent, Marshall, Sherald et Stanley partagent un engagement commun à réinventer la représentation des personnes noires dans l’art contemporain, tout en explorant des concepts profonds d’identité, de culture et d’humanité.


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