
Que ce soit dans One from the Heart (1981) réalisé par Francis Ford Coppola ou dans Wonder Wheel (2017) de Woody Allen, les lumières au néon jouent un rôle central dans la construction de l’univers visuel ainsi qu’un rôle symbolique important en renforçant la psychologie des personnages et la thématique générale du film. Nous allons analyser dans ces deux films, le lien entre les personnages et ces lumières colorées à la fois esthétiques et symboliques, à travers trois points clés communs : le lien entre couleur et émotion, la métaphore entre illusion et réalité et le renforcement de la narration.
Wonder Wheel (Woody Allen, États-Unis, 2017) :
Le film se déroule dans les années 1950 à Coney Island, un lieu célèbre pour ses manèges et ses lumières au néon. Les néons sont omniprésents, créant une atmosphère à la fois nostalgique et oppressante. Ils rappellent le glamour et l’évasion offerts par les parcs d’attractions, contrastant avec la réalité des personnages, qui sont souvent piégés dans des situations désespérées.
Ginny (interprétée par Kate Winslet) est une femme de 40 ans, ancienne actrice devenue serveuse dans un restaurant de fruits de mer à Coney Island. Elle est mariée à Humpty (interprété par Jim Belushi), un homme rustre et colérique qui travaille comme opérateur de manège. Leur mariage est malheureux, marqué par la frustration et la monotonie.
Ginny commence une liaison avec Mickey (interprété par Justin Timberlake), un jeune maître-nageur et aspirant dramaturge. Mickey est charmant et intellectuel, et Ginny voit en lui une chance d’échapper à sa vie morne et sans espoir.
L’équilibre fragile de cette situation est perturbé par l’arrivée de Carolina (interprétée par Juno Temple), la fille de Humpty issue d’un premier mariage. Carolina s’est enfuie de chez son mari, un gangster violent, et cherche refuge auprès de son père. Cependant, elle est traquée par des hommes de main envoyés par son mari, ce qui ajoute une menace constante à son séjour.
Tandis que Carolina se rapproche de Mickey, Ginny devient de plus en plus jalouse et paranoïaque. Cette jalousie est exacerbée par ses propres regrets concernant sa vie ratée et son sentiment de désespoir. Le film explore les conséquences de ces tensions, qui culminent dans une série de décisions impulsives et tragiques.
« Wonder Wheel » est un film où le mélodrame personnel se déploie sur fond de lumières vives et de la décadence des parcs d’attractions, soulignant la dichotomie entre l’apparence festive de Coney Island et la vie intérieure tourmentée des personnages.
Symbolisme des couleurs
Les néons, avec leurs couleurs vives et saturées, sont utilisés pour exprimer les émotions intérieures des personnages :
Le rouge et l’orange : ces couleurs chaudes, souvent associées au personnage de Ginny, soulignent sa passion, sa colère et son tourment intérieur. Le rouge peut également évoquer la chaleur accablante qu’elle ressent dans sa vie, ainsi que sa colère refoulée.



Le bleu : cette couleur, utilisée dans certaines scènes, crée une atmosphère de mélancolie et de tristesse. Elle peut représenter la solitude des personnages, en particulier Mickey, qui aspire à quelque chose de plus profond que ce qu’il trouve dans les relations superficielles de son entourage.



Contraste entre l’illusion et la réalité
Les néons, par leur nature scintillante et trompeuse, peuvent être vus comme une métaphore de l’illusion dans laquelle les personnages sont enfermés. Coney Island est un lieu de divertissement et de faux semblants, et les néons reflètent cet aspect de la vie des personnages : une façade éclatante qui dissimule une réalité bien plus sombre. Les personnages tentent de se convaincre qu’ils peuvent échapper à leur vie ordinaire, mais les néons révèlent plutôt l’artificialité de leurs espoirs et de leurs rêves.



Une dualité difficile à accepter :

Dans cette scène où les amis sont en train de fêter l’anniversaire de Ginny, cette dernière est triste de ne pas pouvoir passer celui-ci avec Mickey. On s’aperçoit qu’elle est en total décalage avec le reste du groupe, elle ne parle pas, ne rit pas et est complétement fermée sur elle-même. Ceci est souligné par la lumière bleutée sur elle qui contraste avec les autres personnages.

Ce plan de la scène qui suit est particulièrement parlant. Ginny s’isole dans la cuisine et prend des médicaments pour son mal de tête. La scène est dominée par des tons bleus, particulièrement marqués sur les fenêtres à l’arrière-plan. Le bleu est souvent utilisé dans le cinéma pour suggérer la mélancolie, la solitude ou la froideur émotionnelle. Ici, cette couleur pourrait symboliser l’état émotionnel de Ginny qui se trouve dans une situation de frustration et de désillusion dans sa vie.
À l’arrière-plan, dans une pièce adjacente, on peut apercevoir des couleurs chaudes comme le rouge et l’orange provenant de la chambre. Ces couleurs contrastent fortement avec le bleu froid du premier plan, symbolisant potentiellement la passion, le désir ou la colère, des émotions refoulées ou mises à l’écart par Ginny. Ce contraste entre chaud et froid peut aussi représenter la dualité dans la vie de Ginny, entre ses aspirations et la réalité de sa situation.
La lumière qui semble venir de la droite du cadre éclaire partiellement le visage de Ginny, laissant l’autre côté dans l’ombre. Cela pourrait symboliser le conflit intérieur du personnage, partagé entre l’illumination ou l’espoir (la lumière) et l’obscurité de ses peurs ou regrets (l’ombre).
Ginny est au centre de la composition, mais elle semble petite et encadrée par des éléments (fenêtre, porte, étagère) qui l’entourent dans un espace restreint. Cela pourrait signifier qu’elle se sent piégée ou enfermée dans sa vie actuelle, avec peu de place pour échapper à ses frustrations.
De plus, elle semble préoccupée, et sa posture est fermée, ce qui pourrait indiquer un moment d’introspection ou d’anxiété. La scène capture peut-être un instant où elle réfléchit à sa situation désespérée ou à des choix difficiles qu’elle doit faire.
Les objets dans la cuisine (assiettes, vaisselle, étagères bien rangées, de couleur verte et éclairés d’une lumière jaune) renforcent l’idée d’une vie routinière et monotone, contrastant avec la lumière chaude de la chambre qui pourrait représenter une vie plus passionnée ou ayant plus de sens, que Ginny ne parvient pas à atteindre.
Ainsi, ce plan et plus généralement cette scène, est une parfaite synthèse de l’intrigue du film où Ginny est tiraillée entre la monotonie et la frustration de son mariage et l’illusion d’une vie meilleure ailleurs.
Narration et mise en scène
Woody Allen utilise les néons non seulement pour établir une esthétique visuelle distinctive, mais aussi pour renforcer la narration. La lumière change souvent au cours des scènes, reflétant les bouleversements émotionnels des personnages. Par exemple, dans les moments où Ginny est submergée par ses sentiments ou ses regrets, les néons peuvent devenir plus intenses ou envahissants, symbolisant son état émotionnel fragile et instable. En effet, dans des couleurs saturées, l’ambiance de la scène, où Carolina annonce à Ginny qu’il semble y avoir une connexion entre elle et Mickey, n’arrête pas de jongler entre un orange vif et un bleu profond.



Durant cette scène, les visages de Carolina et de Ginny sont filmés en gros plan pour encore mieux souligner leurs expressions faciales et les différentes émotions qui les traversent. La submersion émotionnelle intense qu’éprouve Ginny, à ce moment-là, est rendue visuellement par l’inondation lumineuse de la pièce. Si dans un premier temps, la chambre se trouve baignée de lumière bleue suggérant la tristesse de Ginny, dès l’arrivée de son mari dans la pièce, une lumière orangée apparaît en même temps. Cette mise en scène laisse suggérer que son mari est le fruit de sa colère refoulée, due à la frustration et l’insatisfaction de son mariage couplée par l’information qu’elle vient d’apprendre de la part de Carolina. La tristesse laisse donc place à la colère.
Le diaporama suivant présente le champ-contrechamp qui se succède entre Ginny et Carolina avec l’alternance des couleurs :
Lorsque Carolina raconte que Mickey lui a dit que son visage était magnifique à la lumière de la pluie, Ginny s’emporte de plus en plus et lui demande s’il lui a pris sa main. A cet instant, son visage se trouve à la fois éclairé par une lumière bleue et rouge, marquant le mélange et l’instabilité émotionnelle dont fait preuve Ginny. On peut aisément dire que son état émotionnel fait les montagnes russes à l’image du parc d’attraction dans lequel elle vit.



One from the Heart (Francis Ford Coppola, États-Unis, 1981) :
Ce film est souvent célébré pour son esthétique unique, où Coppola utilise les lumières, les couleurs et les décors de manière très stylisée pour créer une atmosphère de rêve et de fantasme. L’histoire se déroule à Las Vegas, une ville connue justement pour ses néons éclatants, ses lumières vives et son ambiance surréaliste. Coppola ne cherche pas à recréer un Las Vegas réaliste, mais plutôt un monde imaginaire, presque théâtral. Les néons participent à cette illusion, où la réalité est embellie et stylisée. Ils contribuent à rendre l’univers du film à la fois artificiel et magique, correspondant au ton général de l’histoire d’amour torturée.



Frannie (interprétée par Teri Garr) et Hank (interprété par Frederic Forrest) sont un couple qui vit, comme mentionné précédemment, à Las Vegas. Après cinq ans de relation, leur romance s’est fanée, et ils sont pris dans la routine de la vie quotidienne. Leur anniversaire de relation devient le point de rupture : Frannie, lassée de l’attitude de Hank et rêvant de plus d’aventures et de romantisme, décide de le quitter.
Leur séparation les conduit chacun à rencontrer de nouvelles personnes qui semblent incarner ce qu’ils croient rechercher. Frannie rencontre Ray (interprété par Raul Julia), un chanteur et séducteur latin qui incarne la passion et l’exotisme dont elle a toujours rêvé. De son côté, Hank rencontre Leila (interprétée par Nastassja Kinski), une artiste de cirque mystérieuse et sensuelle.
Malgré ces nouvelles relations, Frannie et Hank réalisent peu à peu que leur amour pour l’autre est toujours présent et qu’ils ne peuvent échapper à leurs sentiments réels. Après une nuit de réflexion et de tentations, ils se retrouvent dans les rues désertes de Las Vegas, réalisant que malgré leurs désillusions, ils sont faits l’un pour l’autre.
Les néons comme reflet des émotions des personnages
Les lumières au néon changent souvent de couleur en fonction des émotions et des tensions entre les personnages principaux, Hank et Frannie :
Les tons rouges et roses : ils symbolisent la passion et l’amour, mais aussi la colère et la tension. Ces couleurs dominent les scènes où les personnages sont en conflit ou expriment des sentiments intenses. Par exemple, la lumière rouge vif peut entourer les personnages lors de disputes ou de moments de grande passion.



Les bleus et les verts : ces couleurs plus froides sont utilisées pour souligner les moments de réflexion, de solitude ou de désillusion. Elles peuvent représenter les moments où les personnages se sentent perdus ou déconnectés l’un de l’autre. De plus, la couleur verte au cinéma signifie souvent la monotonie, on peut donc suggérer que la lumière verte présente dans et autour de la maison souligne la routine quotidienne qui les a amené à se déconnecter l’un de l’autre.


Métaphore de l’illusion et de la réalité
Comme dans « Wonder Wheel », les néons dans « One from the Heart » représentent l’idée d’illusion versus réalité. Las Vegas, avec ses lumières scintillantes et ses promesses de rêve, est le cadre idéal pour une histoire qui explore les illusions dans les relations amoureuses. Les néons, par leur éclat, créent un monde où tout semble possible, mais où rien n’est vraiment tangible ou durable, à l’image des relations fragiles et des espoirs illusoires des personnages.




Ce plan où Frannie et Ray se rencontrent pour la première fois est une illustration parfaite du style visuel de Coppola dans ce film, qui mêle le rêve et la réalité à travers une mise en scène théâtrale.
Le plan est encadré par la vitrine d’une agence de voyage, ce qui crée un « surcadrage » (cadre dans le cadre). Cela peut évoquer une distance ou une séparation entre les personnages, tout en renforçant l’idée de spectacle, comme si ce qui se passe à l’intérieur de la vitrine était mis en scène.
Les réflexions de la ville illuminée dans la vitre créent une superposition d’images, brouillant les frontières entre l’intérieur et l’extérieur, le réel et le fantasmé. Cela peut symboliser la confusion ou la complexité des émotions des personnages, ou même la nature onirique du film.
Le décor à l’intérieur de la vitrine est un peu surréaliste avec des éléments comme des palmiers en carton ou des décors artificiels, évoquant une atmosphère de faux paradis ou une représentation idéalisée (d’ailleurs affirmé implicitement par Ray qui dit à Frannie que Bora-Bora ne ressemble pas à cela). Cela vient renforcer le contraste entre les rêves et la réalité, thème central du film.
Si la présence des lumières vives et des néons symbolise la tentation et le désir, elle évoque également l’artificialité des relations humaines et des émotions dans ce contexte.
De plus, la vitre entre les deux personnages instaure une barrière invisible entre eux — que ce soit une barrière émotionnelle ou physique. De surcroît, la scène est présentée comme un spectacle où Ray est réduit à un simple observateur, renforçant l’idée que leurs relations sont superficielles ou distantes. Frannie serait comme une « figure inatteignable » car, en réalité, toujours attachée à Hank. Cela présage, dès le départ, l’échec d’un avenir commun entre Frannie et Ray.
Narration visuelle et symbolique
Coppola utilise les néons pour raconter une grande partie de l’histoire à travers des images plutôt que des dialogues. Les lumières servent de métaphore visuelle pour les hauts et les bas de la relation entre Hank et Frannie. Par exemple, lorsqu’ils se séparent ou se réconcilient, les changements de lumière et de couleur peuvent signaler des transitions émotionnelles importantes, presque comme un code visuel pour le spectateur.
Conclusion
En conclusion, les lumières au néon dans Wonder Wheel et One from the Heart ne sont pas de simples éléments décoratifs. Elles contribuent à créer une atmosphère où l’illusion et la réalité se mêlent, reflétant les espoirs, les désillusions et les tensions dans les relations humaines. Elles sont, en outre, essentielles pour comprendre les émotions des protagonistes. À travers une utilisation habile de la couleur et de l’éclairage, par leur éclat et leurs couleurs changeantes, Woody Allen et Francis Ford Coppola parviennent à approfondir la dimension psychologique de leurs personnages et leur évolution ainsi qu’à créer une atmosphère visuelle qui sert la narration du film.







