
Cette œuvre est celle d’un des photographes le plus cher du monde, Andreas Gursky originaire de Leipzig en Allemagne. Elle fait partie des photographies de très grand format, sa taille mesurant 207 cm de hauteur sur 337 cm de largeur. En effet, à partir de 1990, la photographie n’a plus pour seule vocation de représenter des objets. Ce médium connaît un nouvel essor et devient alors un objet d’art en soi de par son grand format, dorénavant également fait pour la contemplation et imposant ainsi sa présence dans l’espace du musée ou de la galerie. De plus, le boom du marché de la photographie d’art apparaît également à cette période. Dans ce contexte, la photographie de Gursky devient alors la deuxième photo la plus chère du monde, vendue à 3,5 million de dollars juste après Rhein II à 4,3 million, également de Gursky. Une ironie sachant que l’œuvre s’intitule 99 Cents et représente des produits bon marché.
Elle fait partie des œuvres jugées exceptionnelles et singulières, obtenant ainsi son ticket d’entrée dans le domaine des œuvres d’art. Tirée à très peu d’exemplaires, ceci permet une sacralisation de l’image et donc une augmentation de sa valeur. Avec la génération de Gursky, le grand format et la couleur, très mal vus jusque-là car souvent associés à une pratique commerciale et à une forme de vulgarité par les tenants de l’art photographique, s’imposent dans la photographie d’art.
Cette image d’un supermarché représentant une scène quotidienne a priori banale est porteuse d’une signification non anodine. Elle dépeint la société de consommation et ses consommateurs excessifs. Comment les éléments visuels de cette photographie viennent alors représenter cette surconsommation ?
Tout d’abord, elle représente la profusion de produits dans un supermarché américain ainsi que la saturation frappante des couleurs criardes. La surenchère visuelle de l’image vient souligner la quantité colossale de marchandises dans les rayonnages en pointant du doigt la surconsommation des États-Unis où celle-ci est la plus élevée au monde. Les colonnes verticales blanches viennent contraster avec les rayonnages horizontaux et colorés. Au niveau de la construction de l’espace, ces lignes parallèles et encombrées structurent la partie basse de l’image tandis que la partie haute est plus vide et aérée. Le point de vue surélevé donne à voir une succession de rayons presque infini.
Chaque prix se finit par le chiffre 99 cents. L’aspect répétitif de ce nombre fait écho à la multiplicité des articles. Le chiffre 99 cents est connu comme étant une stratégie marketing, poussant le consommateur à une sous-évaluation de la valeur de l’article et ainsi au passage à l’achat. Un certain culte du produit bon marché est mis en avant.
Les personnes dans les rayons paraissent très petites par rapport au supermarché et se fondent dans ses nombreux produits. Elles sont également éparpillées dans les rayonnages comme perdues dans la composition de ce vaste espace. Le plafond, tel un miroir, reflète les produits avec leurs couleurs vives, donnant alors cette sensation que les personnes sont enveloppées par tous ces articles, tout comme les marchandises sont enveloppées par leurs emballages. Cela réduisant ainsi les personnes elles-mêmes à des produits de la société de consommation.
Le cadrage de ce supermarché permet d’avoir un recul face à cette scène banale et quotidienne qu’est de faire ses courses. D’après Julien Verhaeghe, critique et commissaire d’exposition indépendant, « Le recul du point de vue instauré par Gursky interroge la place même de l’individu au sein d’une communauté qui se veut non seulement plurielle, mais surtout exponentielle »[1]. Cela fait écho à la mondialisation et au principe du consumérisme dans lequel l’individu est exposé à l’accroissement de la quantité de produits, augmentant son choix, et ainsi ses achats à des prix toujours plus intéressants (99 cents). Ce principe va à l’encontre de l’écologie et de la préservation de la planète, thèmes qui connaissent un essor et un succès à cette période.
Selon Zanny Begg, « Gursky à travers ses œuvres, joue avec notre perception pour représenter « un monde que nous connaissons mais aussi un monde partiellement imaginaire », une vision dérangeante d’un « monde en devenir » »[2]. Comme le souligne également Alva Noë, « la photographie 99 Cents présente une vue du magasin complètement artificielle. Nous n’expérimentons jamais autant de détails, pas autant que cela »[3]. En effet, un traitement numérique important a été réalisé sur cette photo avec une saturation des couleurs et une grande netteté. Ceci permet un jeu avec la perception en combinant à la fois la vision macroscopique du hall du supermarché et l’approche microscopique avec les nombreux articles et leurs détails que nous percevons en un instant sur l’image. Nous y interprétons également une lecture sociale en mettant en jeu la macrostructure représentant la société de consommation et la microstructure représentant l’individu seul. En outre, la vision d’un monde en devenir est dérangeante car elle représente un lieu toujours plus saturé et pollué de tous les déchets engendrés par les produits et l’appauvrissement des ressources consécutives à la surconsommation.
Pour conclure, cette photographie montre la société de consommation et ses excès. Gursky nous donne accès dans toute sa splendeur à l’espace où les personnes viennent assouvir leurs pulsions dépensières, engrainées par la surconsommation. Les clients paraissent tout petits, voire écrasés par cette profusion de marchandises toujours en expansion. Cette photographie aux couleurs criardes pousse à avoir une réflexion sur notre monde dont la démesure est un reflet du dictat du capitalisme contemporain. Il est également important de soulever tout le paradoxe de cette œuvre. En effet, cette photographie expose une société consumériste et sans limite. Or, toute l’ironie se joue dans le fait qu’elle a été vendue à 3,5 million de dollars et renforce finalement cette consommation insensée.
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Bibliographie :
MARLING, Raili, « Images et événements affectifs dans le contexte de la banalité de la crise », dans Synergies pays riverains de la Baltique, n°13, 2019, p. 61-71.
NANAY, Bence, « The Macro and the Micro: Andreas Gursky’s Aesthetics», The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 70, n° 1, 2012, p. 91-100.
VERHAEGHE, Julien, « Vers une photographie du corps micropolitique : Andreas Gursky » dans Catherine COUANET, François SOULAGES et Marc TAMISIER (dir.), Politiques de la photographie du corps, Paris, Klincksieck, 2007, p. 1-7.
[1] Julien Verhaeghe, « Vers une photographie du corps micropolitique : Andreas Gursky » dans Catherine COUANET, François SOULAGES et Marc TAMISIER (dir.), Politiques de la photographie du corps, Paris, Klincksieck, 2007, p. 3.
[2] Raili Marling, « Images et événements affectifs dans le contexte de la banalité de la crise », Synergies pays riverains de la Baltique, n° 13, 2019, p. 63.
[3] Bence Nanay, «The Macro and the Micro: Andreas Gursky’s Aesthetics», The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 70, n° 1, 2012, p. 91.
